Thursday, November 11, 2021

Le luxe et le lointain

De tous temps, les produits lointains géographiquement ou dans le temps (les antiquités) sont rares et donc souvent des produits chers et luxueux. Ainsi, dans le roman 'Le rêve du Pavillon rouge', l'auteur, Cao Xueqin, montre qu'au XVIII ème siècle, dans la riche famille des Jia, certains produits de grande valeur étaient importés. Et il donne pour exemple une cape que l'Aïeule offre à son petit-fils, frérot Jade (Chapitre 52): "Ce tissu s'appelle drap de plumes de paon et d'or, lui dit l'Aïeule. C'est en Russie qu'on le fabrique avec du filé fait de plumes de paon." C'est "une cape éblouissante, où scintillaient à la fois l'éclat de l'or et les feux de l'émeraude".
Cette cape montre qu'il existait un commerce entre la Chine et la Russie depuis fort longtemps. Et contrairement à l'Europe occidentale, ce commerce prenait une voie terrestre. C'est pourquoi le thé chinois s'est diffusé sous le nom de chai en Russie, en reprenant la phonétique de la Chine du Nord (cha), alors que qu'en Europe, on connait sa phonétique du Fujian, la région côtière du sud de la Chine d'où partaient les navires marchands pour Londres, La Rochelle ou Amsterdam... 
Comme je l'ai expliqué dans ma classe sur YouTube cette semaine, dans 'Le rêve du pavillon rouge', Wang Phénix Triompal (Wang Xifeng) se targue de servir un thé de Thailande au prétexte que ce serait un thé offert à l'empereur. Des centaines de thés servis au cours du roman, ce thé est l'un des rares à être mentionné avec précision par l'auteur. Il y a deux raisons à cela. D'abord, comme je l'ai expliqué dans ma vidéo, il y a le fait que ce soit un thé offert à l'empereur. Or, c'est une invention. Aucun thé de Thailande n'a été offert aux empereurs Qing selon les registres officiels de l'époque. Mais pour madame Wang, ce détail est important, car cela lui permet de dire à ses invités qu'elle a tant de bonnes connections qu'elle est capable d'obtenir le même thé qui est servi à l'empereur. Ce détail nous montre aussi la personalité de Wang Phénix Triomphal. Certes, elle a beaucoup de sens pratique pour bien gérer les affaires de la famille, mais elle n'a pas pu suivre de longues études classiques. Elle manque de raffinement poétique et de goût du beau. C'est pourquoi elle n'aime pas tant le thé pour ce qu'il est, les sensations qu'il procure, mais pour sa renommée, le fait que ce soit un cadeau impérial et qu'il vienne de loin.    
On peut y voir une critique des influenceurs en tous genre et de la publicité en particulier. Dans le roman, il y a 3 personnages qui ont un goût très sûr et il est intéressant de voir ce qui les caractérise pour qu'ils arrivent à échapper aux influences extérieures dans leur choix de leur thé. D'abord, il y a l'Aïeulle. Au chapitre 41, elle ne veut pas boire de thé de Lu An, mais veut bien boire du Lao Jun Mei. Si elle sait exactement ce qu'elle veut, c'est car elle a environ 80 ans et, forte de sa longue expérience, elle sait quel type de thé lui convient le mieux après un repas gras. 

Jade Mystique, une abbesse de bonne famille et la Soeurette Lin sont deux autres personnages qui ont un goût très sûr quand il s'agit de boire du thé. Jade Mystique savait même quel thé l'Aïeulle voudrait déguster et amena des coupes de porcelaine très rares et précieuses pour l'occasion. Jade Mystique et la soeurette Lin sont deux jeunes filles très sensibles et qui ont toutes les deux reçues une très bonne éducation classique. La première a choisi la voie monacale afin de pouvoir vivre dignement, chastement sans se compromettre moralement ou physiquement auprès d'un mari. Elle est en quête de pureté, d'absolu et pour cela elle ne compte que sur la méditation et ses études pour trouver la juste voie. 
Quant à Soeurette Lin, au chapitre 82, elle fait préparer du Longjing à son cousin et lui dit que c'est du vrai (car déjà à l'époque ce célèbre thé était souvent contrefait!) La soeurette Lin est la fille la plus douée pour la poésie dans tout le gynécée. Orpheline, elle a trouvé refuge chez l'Aïeulle, sa grand-mère maternelle. On la sent toujours sur ses gardes. Elle se méfie de tout le monde et n'a donc pas beaucoup d'amies. Très sensible, elle interprète chaque fait, geste et parole de son entourage et se demande si on lui veut du mal. Elle mourra prématurément car elle sent que la famille s'oppose à l'accomplissement de son amour. 
De ces 2 jeunes personnes différentes de Grande soeur Phénix, on voit ce qui permet de résister aux influences extérieures:
1. une bonne éducation qui vous aura montré ce qu'est le beau et le vrai.
2. un esprit à la fois sensible et indépendant.

C'est ainsi que le luxe venu de loin devient familier quand on comprend ce qui fait son raffinement, sa qualité. Jade Mystique apprécie ses accessoires antiques pour leur beauté, la culture qu'ils transmettent et le plaisir qu'elle trouve à les utiliser. Pour soeurette Lin, le Longjing très pur est le breuvage le plus en harmonie avec son âme poète. Dans ces conditions de compréhension, il n'est plus question de se laisser influencer par d'autres personnes, fussent-elles célèbres ou puissantes. Tels sont les buts de toute éducation: apprendre à raisonner et apprécier en toute indépendance et connaitre intimement les choses proches et lointaines!
Le vrai luxe, ce n'est pas juste la possession matérielle de l'objet rare lointain, mais sa compréhension et sa maitrise intime. Pour le thé, ce n'est pas de posséder des thés issus de boutiques chics, vendues par de gracieuses demoiselles. Le vrai luxe c'est quand la possession du thé se double d'une connaissance intime de la culture, la récolte, la transformation des feuilles et comment les préparer. C'est la démarche que je suis et que j'applique à ma boutique en ligne tea-masters

No comments:

Post a Comment