Avec 21 mentions du mot 'thé' et 1 mention de 'tea' (en anglais dans le texte), notre boisson favorite revient souvent dans le premier livre de la Recherche du temps perdu de Marcel Proust. Avant de passer au détail chaque mention, je remarque que l'on a peu de détails sur le thé consommé. On n'apprend jamais quel type de feuilles sont bues, de quel pays elles proviennent, avec quels accessoires le thé est infusé. Ces informations que nous trouvons naturelles en 2022 n'étaient pas du tout essentielles au début du 20ème siècle. Néanmoins, j'ai quelques indices qui me permettront de préciser le genre de thé dégusté dans ce premier livre.
On remarque que la dégustation de l'infusion elle-même importe moins que le standing de cette activité. Boire du thé est l'une des activités les plus chics qui soit! Et, par contraste, dans l'une des rares mentions du café, l'auteur a des mots très moqueurs pour ce breuvage concurrent: à la page 127, on lit "Pendant que la fille de cuisine (...) servait du café qui, selon maman n'était que de l'eau chaude". Ce dénigrement du café commence par le fait qu'il est fait par la fille de cuisine, personne de bas standing. L'opinion de la mère, la maîtresse de maison, est sans appel: le café n'a pas plus de saveurs que de l'eau chaude!
Beauté Orientale de Hsin Chu de 2021 |
Page 88-91 (dans le format Livre de Poche).
"Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n'était pas le drame de mon coucher, n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint Jacques. Et bientôt, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillérée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorge mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse: ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contigent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle? Que signifiait-elle? Comment l'appréhender? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. Il l'y a éveillée, mais ne la connait pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l'heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est à lui de trouver la vérité. (...)
Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillère de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s'enfuit."
(...)
"Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute oeuvre importante, m'a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.
Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté (...)
Et comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé."
Commentaire: Je me suis permis de retranscrire en large les 7 premières occurences du mot 'thé', car elles concernent l'un des moments le plus cité de la Recherche du temps perdu. Cet épisode de la madeleine aurait pu s'appeler l'épisode de la gorgée de thé accompagné d'une madeleine. C'est la conjonction unique des arômes de la madeleine et du thé qui s'est inscrite dans la mémoire du narrateur. On a là une description minutieuse des effets de la dégustation du thé et comment les arômes ont un accès direct à la mémoire, bien meilleur que la simple mémoire visuelle.
Le narrateur décrit bien l'effet de lassitude ou des rendements décroissants. En effet, boire plus du même thé apporte de moins en moins plaisir. On ne fait que renouveller une expérience dont l'intensité s'atténue à mesure qu'on a moins soif et qu'on s'habitue aux effets du breuvage. Cette observation est très pertinente pour comprendre l'attrait du gonfu cha. Ainsi, en produisant des infusions multiples de qualité variables et de quantité limitée, la dégustation d'un thé à la manière de Chaozhou permet de briser la monotonie des thés infusés en grande théière. Chaque infusion est différente et la première n'est pas forcément la meilleure ou la plus intense.
Je note aussi le plaisir quasi métaphysique du narrateur qui en oublie tous ses malheurs et sa mortalité. Le thé lui permet donc d'avoir une vision d'un idéal, d'un absolu. Il décrit là les effets rares d'une coupe de thé quasi parfaite. Elle nous reconnecte à une expérience heureuse de notre passé, souvent notre enfance. On est transporté par la force des arômes sur l'esprit dans un état merveilleux où l'on entrevoit un moment ou un morceau de paradis!
Cette description du goût de cette cuillère de thé est très intimiste et personnelle. Les autres mentions de thé ne seront plus aussi précises et fondamentales à sa Recherche. C'est ici qu'on se rapproche le plus de ce que recherche un amateur de gongfu cha!
Page 94"Au bout d'un moment, j'entrais l'embrasser ; François faisait infuser son thé ; ou, si ma tante se sentait agitée, elle demandait à la place sa tisane et c'était moi qui étais chargé de faire tomber du sac de pharmacie dans une assiette la quantité de tilleul qu'il fallait mettre ensuite dans l'eau bouillante."
Commentaire: L'auteur décrit ensuite l'ouverture des feuilles de tilleul et constate une magie similaire à celle que nous connaissons avec l'ouverture des feuilles entières de thé. Françoise est la domestique au service de la tante du narrateur. L'infusion de thé ou de tilleul est donc destinée à cette tante qui ne se sentait pas bien et restait tout le temps dans son lit. Les vertus médicinales sont donc plus du côté du tilleul que du thé.
Page 123
"Ce sera un parfait gentleman, ajouta-t-elle en serrant les dents pour donner à la phrase un accent légèrement britannique. Est-ce qu'il ne pourrait pas venir une fois prendre a cup of tea, comme disent nos voisins les Anglais."
Commentaire: Ces phrases sont prononcées par une jeune dame en rose (une courtisane ou une cocotte), amie de l'oncle du narrateur, à l'attention du narrateur quand il était encore très jeune. Cette expression en anglais dans le texte montre que la dame essaie de montrer des connaissances cosmopolites et que pour elle le thé est surtout le reflet d'une tradition britannique.
Page 232
"C'est ainsi que je restais souvent jusqu'au matin à songer au temps de Combray, à mes tristes soirées sans sommeil, à tant de jours aussi dont l'image m'avait été plus récemment rendue par la saveur - ce qu'on aurait appelé à Combray le "parfum" - d'une tasse de thé, et par association de souvenirs à ce que, bien des années après avoir quitté cette petite ville, j'avais appris, au sujet d'un amour que Swann avait eu avant ma naissance, avec cette précision dans les détails plus facile à obtenir quelquefois pour la vie de personnes mortes il y a des siècles que pour celle de nos meilleurs amis, et qui semble impossible comme semblait impossible de causer d'une ville à une autre - tant qu'on ignore le biais par lequel cette impossibilité a été tournée."
Commentaire: Cette longue phrase est assez typique de l'écriture de Proust. Elle arrive à s'allonger sans lourdeur, grâce à une poésie et un rythme très fluide. On a l'impression de suivre les pensées de l'auteur qui sont stimulées par le parfum du thé et l'amènent naturellement à penser au passé que ce ce parfum évoque. Ce passage renvoie à l'épisode de la madeleine et il est intéressant de ne pas trouver ce biscuit mentionné ici. C'est donc que le thé joua un rôle bien plus important que la madeleine. Mais cet épisode renvoie aussi à ce que nous lirons en page 269. Le narrateur nous dit donc que ces fragrances de thé sont liées les unes aux autres.
Page 242
"Quelques temps après cette présentation au théâtre, elle lui avait écrit pour lui demander à venir voir ses collections qui l'intéressaient tant, "elle, ignorante qui avait le goût des jolies choses", disant qu'il lui semblait qu'elle le connaîtrait mieux, quand elle l'aurait vu dans "son home" où elle l'imaginait "si confortable avec son thé et ses livres", quoiqu'elle ne lui eût pas caché sa surprise qu'il habitât ce quartier qui devait être si triste et "qui était si peu smart pour lui qui l'était tant"".
Commentaire: Dans ce passage, il est question d'Odette, l'amour de Swann auquel le narrateur faisait allusion à la page 232. Il s'agit aussi d'une jeune cocotte et on le remarque à son tic de langage de parler avec des mots anglais, tout comme l'autre jeune femme en rose à la page 123. Pour Odette, le summum du confort et du raffinement en ce début de XXè siècle, c'est d'être installé chez soi avec 'son thé et ses livres'! Il est donc clair que pour Odette, le thé a surtout une fonction de standing social. C'est synonyme d'éducation et d'argent (car le thé était un produit importé onéreux qu'on mettait sous clé dans des boites à thé de grande beauté). Odette n'a pas le lien intime et personnel avec le thé comme l'auteur avec son expérience de madeleine trempée dans du thé.
Page 245
""Et vous, avait-elle dit, vous ne viendriez pas une fois chez moi prendre le thé?""
Commentaire: Pour séduire Swann, Odette l'invite à ce qu'il y a de plus mondain et anodin à l'époque, à prendre le thé. Le thé n'est qu'un prétexte pour revoir Swann de manière régulière lors de ce rituel de l'après-midi de la haute société.
Page 267
"Mais il n'entrait jamais chez elle. Deux fois seulement dans l'après-midi, il était allé participer à cette opération capitale pour elle: "prendre le thé"".
Commentaire: Swann fait de la résistance à Odette. Il comprend qu'aller au thé d'Odette est un pas important dans une relation sociale.
Page 269
"Odette fit à Swann 'son' thé, lui demanda: "Citron ou crème?" et comme il répondit "crème", lui dit en riant: "un nuage!" Et comme il le trouvait bon: "Vous voyez que je sais ce que vous aimez." Ce thé en effet avait paru à Swann quelque chose de précieux comme à elle-même et l'amour a tellement besoin de se trouver une justification, une garantie de durée, dans des plaisirs qui au contraire sans lui n'en seraient pas et finissent avec lui, que quand il l'avait quittée à sept heures pour rentrer chez lui s'habiller, pendant tour le trajet qu'il fit dans son coupé, ne pouvant contenir la joie que cet après-midi lui avait causée, il se répétait: "Ce serait bien agréable d'avoir aussi une petite personne chez qui on pourrait trouver cette chose si rare, du bon thé."
Commentaire: Dans cet extrait, le thé n'est toujours pas décrit en détail, mais cette fois nous obtenons une précision supplémentaire sur sa préparation. On peut choisir d'y ajouter du citron ou de la crème. Ce détail me permet donc de déduire que le thé dont il est question la plupart du temps dans ce livre est du thé rouge (parfois appelé noir en France), c'est à dire un thé complètement oxydé. En effet, les autres types de thé ne conviennent pas à ces 2 ajouts.
Swann avait eu raison de se méfier des rendez-vous pour prendre le thé avec Odette. C'est bien lors du thé qu'il a commencé à s'enticher pour elle! Savoir bien préparer le thé est donc une qualité importante pour une dame qui cherche à bien accueillir ses invités. On remarque que pour Swann, le plaisir du thé ne réside pas dans sa fonction sociale, mais dans le goût raffiné et rare de l'infusion.
Page 293
"Aussi, quand elle avait l'air heureux parce qu'elle devait aller à la Reine Topaze, ou que son regard devenait sérieux, inquiet et volontaire, si elle avait peur de manquer la fête des fleurs ou simplement l'heure du thé, avec muffins et toasts, au "Thé de la Rue Royale" où elle croyait que l'assiduité était indispensable pour consacrer la réputation d'élégance d'une femme, Swann, transporté comme nous le sommes par le naturel d'un enfant ou par la vérité d'un portrait qui semble sur le point de parler, sentait si bien l'âme de sa maîtresse affleurer à son visage qu'il ne pouvait résister à venir l'y toucher ses lèvres."
Commentaire: A nouveau, chez Odette, le thé est associé à la tradition britannique, puisqu'il est accompagné de 'toasts et de muffins'! C'est bien à la monarchie britannique que renvoie le thé de la rue 'royale'. Si pour Swann, l'homme, le plaisir primaire du goût du thé est mis en avant, pour la femme, le thé a une dimension plus sociale, puisqu'il va consacrer sa réputation d'élégance.
Page 325
"Un jour que Swann était sorti au milieu de l'après-midi pour faire une visite, n'ayant pas trouvé la personne qu'il voulait rencontrer, il eut l'idée d'entrer chez Odette à cette heure où il n'allait jamais chez elle, mais où il savait qu'elle était toujours à la maison à faire sa sieste ou à écrire des lettres avant l'heure du thé, et où il aurait plaisir à la voir un peu sans la déranger."
Commentaire: Le lecteur va bientôt comprendre qu'Odette pratique parfois une autre activité, peu chaste, à ce moment de la journée! A cause du thé, Swann n'arrive pas á le croire.
Page 407
"Dans les moments où Odette était auprès de lui, s'ils parlaient ensemble d'une action indélicate commise ou d'un sentiment indélicat éprouvé par un autre, elle flétrissait en vertu des mêmes principes que Swann avait toujours entendu professer par ses parents et auxquels il était rester fidèle ; et puis elle arrangeait ses fleurs, buvait une tasse de thé, elle s'inquiétait des travaux de Swann. Donc, Swann tendait ces habitudes au reste de la vie d'Odette, il répétait ces gestes quand il voulait se représenter les moments où elle était loin de lui.(...) Mais qu'elle allât chez des maquerelles, se livrât à des orgies avec des femmes, qu'elle menât la vie crapuleuse de créatures abjectes, quelle divagation insensée, à la réalisation de laquelle, Dieu merci, les chrysanthèmes imaginés, les thés successifs, les indignations vertueuses ne laissaient aucune place!"
Commentaire:La pratique du thé d'Odette est une activité si chaste, élégante et vertueuse qu'elle empêche Swann d'imaginer qu'elle puisse le tromper et participer à des orgies. Telle est la force de la mode du thé, qu'on s'imagine que ces adeptes sont des êtres purs, polis et sages. On continue d'observer de tels préjugés concernant les maîtres de thé à Taiwan. Ils sont nombreux à s'habiller comme des moines bouddhistes et à faire des discours dignes de nos Miss France. Proust nous rappelle que boire du thé n'est pas une vertu suffisante pour être irréprochable dans tous les domaines.
Page 475
"A cause de la solidarité qu'on entre elles les différentes parties d'un souvenir et que notre mémoire maintient équilibrées dans un assemblage où il ne nous est pas permis de rien distraire, ni refuser, j'aurais voulu pouvoir aller finir la journée chez une de ces femmes, devant une tasse de thé, dans un appartement aux murs peints de couleurs sombres, comme était encore celui de Mme Swann (l'année d'après celle où se termine la première partie de ce récit) et où luiraient les feux orangés, le rouge combustion, la flamme rose et blanche des chrysanthèmes dans le crépuscule de novembre pendant des instants pareils à ceux où (comme on le verra plus tard) je n'avais pas su découvrir les plaisirs que je désirais. Mais maintenant, même ne conduisant à rien, ces instants me semblaient avoir eu eux-mêmes assez de charme. Je voulais les retrouver tels que me les rappelais."
Commentaire: La nostalgie d'un temps heureux est le thème de La Recherche du Temps Perdu. Ici, le narrateur nous le peint avec des couleurs chaudes, des fleurs, et il y introduit aussi une tasse de thé. Même si ce n'était pas le plaisir qu'il désirait, ces moments platoniques autour d'un thé avaient beaucoup de charme pour lui. On a vu dans l'épisode de la madeleine que le thé est un médium important pour déclencher les souvenirs d'enfance du narrateur. Cette tasse de thé ne rappelle donc pas seulement celle de Swann avec Odette, mais aussi celle du narrateur qui arrive, grâce à elle à recouvrer la mémoire. Ainsi, même si l'endroit n'existe plus tel quel, le thé permet à notre esprit de le faire revivre en nous. En cela, Proust a très bien saisi la raison de la quête du thé de qualité!
Note: Les numéros de page sont basés sur l'édition Le Livre de Poche de ce roman.
Mes remerciements vont à Olivier Delasalle pour m'avoir invité à ce voyage en groupe: lire La Recherche en un an, à raison de 60 pages par semaine environ.
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