Wednesday, January 11, 2023

Le thé dans La Prisonnière, le livre V de A la recherche du temps perdu, de Marcel Proust


Nous continuons à recenser et à analyser chaque utilisation du mot 'thé' ou 'tea' dans la Recherche de Proust. L'idée de cette étude m'est venue à l'occasion de la lecture en groupe de cette oeuvre en un an, sous la direction d'Olivier F Delasalle. Je réalise donc chaque analyse à la fin de chaque livre, sans avoir lu le prochain. Ce détail dans la méthode est important, car il va nous permettre de voir si le sens de ce mot évolue ou non dans l'oeuvre. Pour l'instant, nous remarquons surtout qu'après avoir continuellement diminué jusqu'à 3 mentions dans Sodome, le nombre de fois que 'thé' est utilisé remonte à 21 occurences! Ce cinquième livre nous réserve beaucoup de travail et des surprises que je vais vous dévoiler ci-dessous. 

Si vous voulez retrouver mes études antérieures de Du Côté de chez Swann, A l'Ombre des Jeunes Filles en FleurLe côté de Guermantes et Sodome et Gomorrhe cliquez sur ces liens.



Page 34

"Du marquis de Lau (dont on sait la triste fin, quand sourd, il se faisait porter chez Mme H***, aveugle), elle contait les années moins tragiques quand, après la chasse, à Guermantes, il se mettait en chaussons pour prendre le thé avec le roi d'Angleterre, auquel il ne se trouvait pas inférieur, et avec lequel, on le voit, il ne se gênait pas."

Commentaire: Prendre le thé est une activité aristocratique et c'est la manière qu'un marquis a de recevoir un roi d'Angleterre. On retrouve aussi l'idée que le thé est surtout une tradition associée aux Britanniques.


Page 40

"Comme je tâchais autant que possible de quitter la duchesse avant qu'Albertine fût revenue, l'heure faisait souvent que je rencontrais dans la cour, en sortant de chez Mme de Guermantes, M. de Charlus et Morel qui allaient prendre le thé chez... Jupien, suprême faveur pour le baron!"

Commentaire: Après ce rappel que le thé est une activité de la noblesse, on peut trouver incongru que M. de Charlus et son protégé, le violoniste Morel, aillent prendre le thé chez Jupien, un simple giletier, une personne d'une classe sociale très inférieure. C'est pourquoi Proust nous dit que c'est une suprême faveur que le baron de Charlus accordait à Jupien. Or, pour comprendre la cause de cette faveur, on se rappellera que dans le livre précédent, Sodome, le narrateur a surpris le baron et Jupien durant un acte sexuel (sans se faire remarquer). Or, comme M. de Charlus est amoureux de Morel, pour la première fois dans la Recherche, l'expression 'prendre le thé' a un côté ambigu et pourrait signifier que ces trois messieurs se retrouvent pour satisfaire leurs penchants homosexuels.


Page 41

"Les deux aspects pouvaient être également considérés quand M. de Charlus allait tous les jours avec Morel prendre le thé chez Jupien. Un seul orage avait marqué cette coutume quotidienne. La nièce du giletier ayant dit un jour à Morel : "C'est cela, venez demain, je vous paierai le thé ", le baron avait avec raison trouvé cette expression bien vulgaire pour une personne dont il comptait faire presque sa belle-fille, amis comme il aimait à froisser et se grisait de sa propre colère, au lieu de dire simplement à Morel qu'il le priait de lui donner à cet égard une leçon de distinction, tout le retour s'était passé en scènes violentes. Sur le ton le plus insolent, le plus orgueilleux : "Le 'toucher', qui, je le vois, n'est pas forcément allié au 'tact', a donc empêché chez vous le développement normal de l'odorat, puisque vous avez toléré que cette expression fétide de payer le thé, à quinze centimes je suppose, fit monter son odeur de vidanges jusqu'à mes royales narines?"

Commentaire: Il n'est pas très clair ce que signifie l'expression 'payer le thé' et pourquoi M. de Charlus la trouve vulgaire. Certes, dans les cercles aristocratiques, il est vulgaire de parler d'argent en général, mais là cela semble encore plus grave. Que se cache derrière cette expression? L'incident n'est pas clos et on verra cette expression sur deux autres pages.


Page 43

"Il est certain que Morel, usant du pouvoir que ses charmes lui donnaient sur la jeune fille, transmit à celle-ci en la prenant à son compte, la remarque du baron, car l'expression 'payer le thé' disparut aussi complètement de la boutique du giletier que disparaît à jamais d'un salon telle personne intime, qu'on recevait tous les jours et avec qui pour une raison ou pour une autre on s'est brouillé ou qu'on tient à chacher et qu'on ne fréquente qu'au dehors. M. de Charlus fut satisfait de la disparition de 'payer le thé', il y vit une preuve de son ascendant sur Morel et sur l'effacement de la seule petite tache à la perfection de la jeune fille."

Commentaire: Cette page ne nous en dit pas plus sur la signification exacte de 'payer le thé'. On sait juste qu'elle a causé tant d'émotions et de scandale qu'elle fut immédiatement bannie à jamais de cet endroit.


Page 44

"Mon opinion personnelle est que 'payer le thé' venait de Morel lui-même, et que par aveuglement d'amour, la jeune couturière avait adopté une expression de l'être adoré, laquelle jurait par sa laideur au milieu du joli parler de la jeune fille. 

Commentaire: D'après cette dernière remarque, la jeune fille parle bien et n'est donc pas du genre à jurer ou à utiliser un vocabulaire disgracieux et vulgaire. C'est donc qu'elle n'avait pas compris le sens de 'payer le thé', car c'est un sens caché, compréhensible seulement à une minorité de personnes. D'après moi, alors que ce n'était pas le cas dans livre Sodome, ici le mot thé est associé à l'homosexualité et veut dire qu'on paie les faveurs sexuelles du garçon avec lequel on prend le thé et ce 'thé' serait un euphémisme pour cet acte sexuel.


Page 57

"Albertine revenait auprès de moi ; elle s'était déshabillée, elle portait quelqu'un des jolis peignoirs en crêpe de Chine, ou des robes japonaises dont j'avais demandé la description à Mme de Guermantes, et pour plusieurs desquelles certaines précisions supplémentaires m'avaient été fournies par Mme Swann, dans une lettre commençant par ces mots : "Après votre longue éclipse, j'ai cru en lisant votre lettre relative à mes tea gown, recevoir des nouvelles d'un revenant.""

Commentaire: Cet emploi du mot 'tea' nous rappelle que Mme Swann (dans 'Du côté de chez Swann') aimait bien utiliser le mot tea en anglais pour montrer une distinction aristocratique dont la naissance ne l'a pas gratifiée. Il est aussi intéressant de relever la mode des chinoiseries et des motifs japonais en ce tout début du XXe siècle. La France est alors déjà sous le charme de l'exotisme Asiatique.


Page 87

"Tandis qu'elle nous raconte, pour nous montrer sa sincérité, comment ils ont pris le thé ensemble, cet après-midi même, à chaque mot qu'elle dit, l'invisible, l'insoupçonné prend forme devant nous. (...) Tout au plus faisons-nous la remarque : " Mais s'il vous avait déjà fait des propositions, pourquoi avez-vous consenti à prendre le thé avec lui? " "

Commentaire: Le narrateur trouve inconvenant qu'Albertine, sa petite amie, accepte de prendre le thé avec quelqu'un qui lui a fait des avances qu'elle dit avoir refusées. Il ne trouve pas cela logique qu'une jeune fille continue cette activité intime, la prise du thé, avec un prétendant qui a été rejeté.


Page 92

" "Alors je vous quitte et pardon de vous avoir dérangée pour rien. - Mais non ", dit Andrée et (comme l'usage du téléphone était devenu courant autour de lui s'était développé l'enjolivement de phrases spéciales, comme jadis autour des 'thés') elle ajouta : " Cela m'a fait grand plaisir d'entendre votre voix." "

Commentaire: L'auteur remarque qu'il y a des phrases spéciales autour des 'thés'! Voilà qui justifie qu'on s'intéresse de plus près aux significations variées et multiples dans cet oeuvre! Ce mot est l'une des clés de la Recherche!


Page 99

" Elle avait oublié le mensonge qu'elle m'avait fait un soir sur la dame susceptible chez qui c'était de toute nécessité d'aller prendre le thé, dût-elle en allant voir cette dame perdre mon amitié et se donner la mort. "

Commentaire: Pour certains, le thé est bien plus qu'une occasion sociale élitaire, c'est une question de vie ou de mort! Quelle passion!


Page 112

" C'est vendredi matin et on rentre de promenade, ou bien c'est l'heure du thé au bord de mer. "

Commentaire: Cette phrase dénote par sa brièveté, surtout comparée aux autres! Sinon, le plaisir du thé au bord de mer était déjà connu de Proust, il y a 100 ans! Le thé s'appréciait aussi en plein air et en harmonie avec une nature ensoleillée. 


Page 244

" "Et demain, ajouta-t-elle, sans penser qu'elle avait dépassé et de beaucoup le temps qu'on pouvait lui concéder, irez-vous chez nos cousins La Rochefoucauld? - Oh! cela, c'est impossible, ils m'ont convié comme vous, je le vois, à la chose la plus impossible à concevoir et à réaliser et qui s'appelle, si j'en crois la carte d'invitation : Thé dansant. Je passais pour fort adroit quand j'étais jeune, mais je doute que j'eusse pu sans manquer à la décence prendre mon thé en dansant. Or je n'ai jamais aimé manger ni boire d'une façon malpropre. Vous me direz qu'aujourd'hui je n'ai plus à danser. Mais, même assis confortablement à boire du thé - de qualité duquel, d'ailleurs, je me méfie puisqu'il s'intitule dansant - je craindrais que des invités plus jeunes que moi, moins adroits peut-être que je ne l'étais à leur âge, renversassent sur mon habit leur tassse, ce qui interromperait pour moi le plaisir de vider la mienne. "

Commentaire: Le baron de Charlus se moque de l'expression 'thé dansant' dans un passage très humoristique où le mot 'thé' apparait trois fois. Remarquons aussi que, pour la première fois, il est question de la qualité du thé et que le baron s'en méfie s'il est dansant. En effet, si la danse prime sur le thé, et que ce dernier perd sa place centrale, sa qualité risque d'en être affectée.


Page 341

" Ainsi rien ne ressemblait plus qu'une belle phrase de Vinteuil à ce plaisir particulier que j'avais quelquefois éprouvé dans ma vie, par exemple devant les clochers de Martinville, certains arbres de la route de Balbec ou plus simplement, au début de cet ouvrage, en buvant une certaine tasse de thé. Comme cette tasse de thé, tant de sensations de lumière, les rumeurs claires, les bruyantes couleurs que Vinteuil nous envoyait du monde où il composait, promenaient devant mon imagination, avec insistance mais trop rapidement pour qu'elle pût l'appréhender, quelque chose que je pourrais comparer à la soierie embaumée d'un géranium. "

Commentaire: Pour l'auteur, le plaisir auditif de la musique est semblable au plaisir visuel de certains paysages ou du plaisir gustatif d'une tasse de thé. Les sens ne sont donc pas séparés les uns des autres mais se complètent et permettent d'arriver à une même extase. Ce phénomène est proche de la synesthésie qui est le mélange des sens. 'Les parfums, les couleurs et les sons se répondent' disait Baudelaire dans les Fleurs du Mal. Un Chaxi est aussi l'occasion de faire correspondre tous les sens de manière harmonieuse
 

Page 347

" Je me remettais à douter, je disais qu'après tout il se pourrait que si les phrases de Vinteuil semblaient l'expression de certains états de l'âme - analogues à celui que j'avais éprouvé en goûtant la madeleine trempée dans la tasse de thé - rien ne m'assurait que le vague de tels états fut une marque de leur profondeur, mais seulement de ce que nous n'avons pas encore su les analyser, qu'il n'y aurait donc rien de plus réel en eux que dans d'autres. Pourtant, ce bonheur, ce sentiment de certitude dans le bonheur, pendant que je buvais la tasse de thé, que je respirais aux Champs-Elysées une odeur de vieux bois, ce n'était pas une illusion. "

Commentaire: L'auteur clarifie que la tasse de thé dont il parle à la page 341 est celle de la madeleine au tout début du premier livre de la Recherche! Des milliers de pages plus tard, l'auteur nous rappelle que le bonheur de cette tasse de thé et de la madeleine reste fondamental dans sa vie. Il n'a pas oublié ce souvenir. Et de même que les arômes de la madeleine trempée dans le thé suffisent à lui rappeler son enfance, la simple évocation de 'la tasse de thé' suffit au lecteur pour lui rappeler cet épisode auquel il avait consacré tant de place. Certes, Proust ne sait pas si ce bonheur dans le thé est profond, mais, au moins, il est certain que ce n'est pas une illusion.


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