Friday, June 24, 2022

Le thé dans 'A l'ombre des jeunes filles en fleurs', Marcel Proust


2022 Eté Concubine Oolong de Shan Lin Xi
Ayant terminé le second livre de La Recherche du temps perdu, 'A l'ombre des jeunes filles en fleurs', je vous propose, comme pour 'Du côté de chez Swann', d'analyser toutes les mentions du 'thé' dans cet ouvrage. Cette fois-ci, malgré un récit plus long, je n'ai compté que 20 mentions de notre boisson favorite (contre 22 précédemment). Les numéros de page correspondent à l'édition Livre de Poche.

Pour nous accompagner dans cette aventure littéraire, un Oolong Concubine de la montagne Shan Lin Xi très jeune, du 4 juin, est préparé sur un Chabu rouge de passion et rempli de fleurs à défaut de jeunes filles! 

Page 121: "En attendant, Gilberte me faisait "mon thé". J'en buvais indéfiniment, alors qu'une seule tasse m'empêchait de dormir pour vingt-quatre heures. Aussi ma mère avait-elle l'habitude de dire : "C'est ennuyeux, cet enfant ne peut aller chez les Swann sans rentrer malade." Mais savais-je seulement quand j'étais chez les Swann que c'était du thé que je buvais? L'eussé-je su que j'en eusse pris tout de même, car en admettant que j'eusse recouvré un instant le discernement du présent, cela ne m'eût pas rendu le souvenir du passé et la prévision de l'avenir. Mon imagination n'était pas capable d'aller jusqu'au temps lointain où je pourrais avoir l'idée de me coucher et le besoin de sommeil. 
  Les amies de Gilberte n'étaient pas toutes plongées dans cet état d'ivresse où une décision est impossible. Certaines refusaient du thé! Alors Gilberte disait, phrase très répandue à cette époque : "Décidément, je n'ai pas de succès avec mon thé!" "

Commentaire: Nous n'avons toujours pas plus de précisions sur le thé préparé par Gilberte, mais nous savons qu'il s'agit soit d'un thé en particulier ou bien préparé d'une manière particulière pour le narrateur. Mais nous savons maintenant qu'il s'agit d'un thé contenant une bonne quantité de théine, puisqu'il empêche de dormir et qu'il peut même mener à l'ivresse! Cela indiquerait donc un thé haut de gamme composé d'une grande proportion de bourgeons. Mais le narrateur nous explique pourquoi il ne sait pas quel thé il boit: il ne sait même pas qu'il boit du thé! Soit c'est la présence de Gilberte (la fille de son cœur), soit c'est la demeure des Swann, pour laquelle il est admiratif, qui le met dans cet état un peu hébété!
Remarquons aussi que pour Gilberte, le thé remplit une fonction sociale très utilitaire: obtenir du succès!
Page 122: ""Mais venez donc un de ces jours, me disait-elle, prendre votre thé avec Gilberte, elle vous le fera comme vous l'aimez, comme vous le prenez dans votre petit "studio"", ajoutait-elle tout en s'enfuyant vers ses visites et comme si ç'avait été quelque chose d'aussi connu de moi que mes habitudes (fût-ce celle que j'aurais eue de prendre le thé, si j'en avais jamais pris ; quant à un 'studio' j'étais incertain si j'en avais un ou non) que j'étais venu chercher dans ce monde mystérieux."

Commentaire: Ce passage fait écho au premier livre, quand Odette, la mère de Gilberte, utilisait le thé pour séduire Swann en lui faisant son thé comme il l'aime! Elle transmet sa technique de séduction à sa fille, et cela nous montre qu'elle est bien disposée vis-à-vis du jeune narrateur.

Page 161: "S'il faisait mauvais nous allions au concert ou au théâtre et goûter ensuite dans un "Thé". Dès que Mme Swann voulait me dire quelque chose qu'elle désirait que les personnes des tables voisines ne comprissent pas, elle me le disait en anglais comme si c'eût été un langage connu de nous deux seulement. Or tout le monde savait l'anglais, moi seul je ne l'avais pas encore appris et étais obligé de le dire à Mme Swann pour qu'elle cessât de faire sur les personnes qui buvaient le thé ou celles qui l'apportaient des réflexions que je devinais désobligeantes sans que j'en comprisse, ni que l'individu visé en perdît, un seul mot."

Commentaire: Le premier "Thé" est l'abréviation de 'maison de thé'. On sent une envie d'être à la mode et de simplifier comme c'est le cas pour le café qui désigne autant la boisson que l'endroit où on le sert. Le fait que ce soit entre guillemet montre que cette mode n'a pas pris. Ensuite, l'utilisation de la langue anglaise dans une maison de thé nous rappelle que pour Odette, le thé est une boisson très British (Cf. page 293 du livre 'Du côté de chez Swann'). 

Page 193: "Mais je n'osais pas le (*) faire pour deux raisons. La première est que chez Gilberte on ne servait que du thé. A la maison au contraire, maman tenait à ce qu'à côté du thé il y eût du chocolat. J'avais peur que Gilberte ne trouvât cela commun et n'en conçût un grand mépris pour nous."

*NDLR: inviter Gilberte à goûter

Commentaire: Ce passage démontre que chez Gilberte, le thé est surtout servi car c'est la boisson du prestige et du raffinement. Bien que le chocolat soit, comme le thé, un produit importé et donc assez onéreux, il n'a pas (ou plus) l'aura dont bénéficie le thé.


Page 213: "Enfin au fond de ce jardin d'hiver, à travers les arborescences d'espèces variées qui de la rue faisaient ressembler la fenêtre éclairée au vitrage de ces serres d'enfants, dessinées ou réelles, le passant, se hissant sur ses pontes, apercevait généralement un homme en redingote, un gardénia ou un œillet à la boutonnière, debout devant une femme assise, tous deux vagues, comme deux intailles dans une topaze, au fond de l'atmosphère du salon, ambrée par le samovar - importation récente alors - de vapeurs qui s'en échappent peut-être encore aujourd'hui, mais qu'à cause de l'habitude personne ne voit plus. Mme Swann tenait beaucoup à ce "thé" ; elle croyait montrer de l'originalité et dégager du charme en disant à un homme : "Vous me trouverez tous les jours un peu tard, venez prendre le thé", de sorte qu'elle accompagnait d'un sourire fin et doux ces mots prononcés par elle avec un accent anglais momentané et desquels son interlocuteur prenait bonne note en saluant d'un air grave, comme s'ils avaient été quelque chose d'important ou de singulier qui commandât la déférence et exigeât de l'attention."  

Page 214: "Il y avait toujours près de son fauteuil une immense coupe de cristal remplie entièrement de violettes de Parme ou de marguerites effeuillées dans l'eau, et qui semblait témoigner aux yeux de l'arrivant de quelque occupation préférée et interrompue, comme eût été la tasse de thé que Mme Swann eût bue seule, pour son plaisir ; (...) Dès la fin d'octobre Odette rentrait le plus régulièrement qu'elle pouvait pour le thé, qu'on appelait encore dans ce temps-là le five o'clock tea, ayant entendu dire (et aimant à répéter) que si Mme Verdurin s'était fait un salon c'était parce qu'on était toujours sûr de pouvoir la rencontrer chez elle à la même heure. 

Commentaire: Sur ces 2 pages, le lien entre le thé et la tradition britannique continue d'être mise en évidence avec l'accent anglais d'Odette et l'expression, en anglais dans le texte, 'five o'clock tea'. La fonction sociale du thé est encore plus explicite: à cinq heure, le moment du thé est une distraction et un prétexte pour inviter ses relations sociales afin d'arriver à tenir un salon, c'est à dire faire de son salon un centre de rencontres et de discussions mondaines où la distinction des invités participe à votre renommée. Mais il y a aussi un accessoire nouveau, bien pratique pour servir du thé à ses invités tout au long de la journée: le samovar importé de Russie. 

Page 216: "Comme des feux arrachés par un grand coloriste à l'instabilité de l'atmosphère et du soleil, afin qu'ils vinssent orner une demeure humaine, ils m'invitaient, ces chrysanthèmes, et malgré toute ma tristesse à goûter avidement pendant cette heure du thé les plaisirs si courts de novembre dont ils faisaient flamboyer près de moi la splendeur intime et mystérieuse."

Commentaire: En une phrase, Proust explique le bonheur de la contemplation des chrysanthèmes durant le thé, en novembre! Magnifique! Bien que la passion des fleurs chez Odette n'ait rien à voir avec ses  thés, cette phrase semble suggérer que le narrateur apprécierait certainement la pratique du Chaxi, puisqu'elle combine le thé et les fleurs!


Page 228: "Elle laissait les domestiques emporter le thé comme elle aurait annoncé : "On ferme!" "

Commentaire: Logiquement, puisque le thé est le prétexte pour se réunir en fin d'après-midi, l'action de l'enlever signifie la fin de la réunion!
Page 236: "Si, au moment de quitter Mme Swann quand son "thé" finissait, je pensais à ce que j'allais écrire à sa fille, Mme Cottard, elle, en s'en allant, avait des pensées d'un caractère tout différent."

Commentaire: Voir la remarque précédente. Ici, 'thé' ne désigne ni la breuvage, ni l'endroit (cf. page 161), mais la réunion de fin d'après-midi autour d'un thé.
 
Page 389: "Au moment où ma grand-mère disait au revoir à Mme de Villeparisis et Saint-Loup à ma grand-mère, M. de Charlus, qui jusque-là ne m'avait pas adressé la parole, fit quelques pas en arrière et arrivé à côté de moi : "Je prendrai le thé ce soir après dîner dans l'appartement de ma tante Villeparisis, me dit-il. J'espère que vous me ferez le plaisir de venir avec madame votre grand-mère.""

Commentaire: Voici un nouvel exemple du thé utilisé comme prétexte pour un rendez-vous à quelqu'un qu'on connait à peine. On notera qu'il est obligé de préciser que cela se passera après le dîner et non avant, en fin d'après-midi, comme le veut la tradition britannique.


Page 446: "Il en résultait, outre de nombreux courants d'air, des coups de soleil brusques, intermittents, un éclairage éblouissant, empêchant presque de distinguer les goûteuses, ce qui faisait que, quand elles étaient là, empilées sur deux tables par deux tables dans toute la longueur de l'étroit goulot, comme elles chatoyaient à tous les mouvements qu'elles faisaient pour boire leur thé ou se saluer entre elles, on aurait dit un réservoir, une nasse où le pêcheur a entassé les éclatants poissons qu'il a pris, lesquels à moitié hors de l'eau et baignés de rayons miroitent aux regards en leur éclat changeant.

Commentaire: au lieu d'avoir l'air distingués, ces buveurs de thé sont tellement à l'étroit dans cette galerie étroite et vitrée qu'ils ressemblent à des poissons pris dans un filet! Boire du thé dans de beaux habits ne suffit donc pas pour avoir l'air raffiné. Avoir suffisamment de place est aussi important!
Page 463: "Je me promettais d'aller à son atelier dans les deux ou trois jours suivants, mais le lendemain de cette soirée, comme j'avais accompagné ma grand-mère tout au bout de la digue vers les falaises de Canapville, en revenant, au coin d'une des petites rues qui débouchent, perpendiculairement, sur la plage, nous croisâmes une jeune fille qui, tête basse, comme un animal qu'on fait rentrer malgré lui dans l'étable, et tenant des clubs de golf, marchait devant une personne autoritaire, vraisemblablement son 'anglaise', ou celle d'une de ses amies, laquelle ressemblait au portrait de Jeffries par Hogarth, le teint rouge, comme si sa boisson favorite avait été plutôt le gin que le thé, et prolongeant par le croc noir d'un reste de chique une moustache grise, mais bien fournie."

Commentaire: Ainsi, même si on peut être ivre de thé (cf. page 121), on garde un bien meilleur teint que si l'on est souvent ivre au gin!


Page 591: "Parfois pourtant la pluie trop cinglante nous retenait, ma grand-mère et moi, le Casino étant fermé, dans des pièces presque complètement vides, comme à fond de cale d'un bateau quand le vent souffle, et où chaque jour, comme au cours d'une traversée, une nouvelle personne d'entre celles près de qui nous avions passé trois mois sans les connaître, le premier président de Rennes, le bâtonnier de Caen, une dame américaine et ses filles, venait à nous, entamait la conversation, inventait quelque manière de trouver les heures moins longues, révélait un talent, nous enseignait un jeu, nous invitait à prendre le thé, ou à faire de la musique, à nous réunir à une certaine heure, à combiner ensemble de ces dirstractions qui possèdent le vrai secret de nous faire donner du plaisir, lequel est n'y pas prétendre mais seulement de nous aider à passer le temps de notre ennui, enfin nouait avec nous sur la fin de notre séjour des amitiés que le lendemain leurs départs successifs venaient interrompre.

 Commentaire: Cette dernière mention du thé dans ce livre résume bien l'intérêt du thé à l'époque de Proust. Plus qu'une boisson, c'est le passe-temps raffiné de la haute société française. Inviter au thé et être invité sont ces marques de politesses que s'échangent les dames du même monde, les cocottes aux riches messieurs (cf. Odette et M. Swann), les marquis à des jeunes hommes (cf. Charlus, page 389). Toutes ces relations basées sur le thé peuvent apparaitre jouées, fausses, intéressées... 

Il est intéressant de noter que pendant la période heureuse du séjour du narrateur à Balbec, une fois qu'il a fait la connaissance d'Albertine et de ses amies, il n'est plus question de thé! S'il a mis du temps à faire leur connaissance, il l'a fait sans le truchement du thé. Cela montre qu'Albertine, ses amies et lui sont encore jeunes et que leur relation n'obéit pas (encore) à celles des adultes. Et c'est probablement aussi pourquoi son bonheur fut intense et pur auprès d'elles!
Concubine Oolong d'été 2022

Mes remerciements vont à Olivier Delasalle pour m'avoir invité à ce voyage en groupe: lire La Recherche en un an, à raison de 60 pages par semaine environ.

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