J'ai parlé de
ce livre et du thé ici et dans
cet article humoristique de juin. Ayant achevé la lecture du premier tome de l'édition de la Pléiade (46 chapitres), je tenais à vous en faire un compte-rendu plus détaillé. Il y aurait presque matière à écrire tout un livre, car j'ai compté la présence du mot 'thé' 103 fois dans ce premier tome long de 1065 pages.
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Puerh cru en vrac gushu du début 2000s |
Avant de passer à certaines citations du mot thé, remarquons qu'il est vraiment employé à profusion dans ce livre de contes populaires. Cependant, le narrateur ne va pas plus loin dans la description du thé ou de ses ustensiles. C'est comme pour l'alcool dont les protagonistes abusent souvent quand ils ne boivent pas de thé. Il n'y a pas beaucoup de précisions quant à l'alcool en question. Le traducteur a choisi le mot 'vin' (parfois arak), mais l'on n'en sait pas beaucoup plus sur le type d'alcool consommé. Est-ce du vin de riz, du vin distillé, fermenté ou de la bière (vu les quantités gargantuesques)? L'important semble moins de savoir ce qui est bu que la quantité ingurgitée par les héros. De même, à chaque rencontre entre 2 braves et à chaque aventure victorieuse, les protagonistes se retrouvent autour d'un banquet qui peut durer plusieurs jours. Les mets ne sont pas décrits de manière détaillée. On apprend juste que l'on a tué quantité d'animaux divers pour l'occasion. Ces banquets font penser aux dernières cases de chaque aventure d'Astérix le Gaulois où l'on rôtit toujours du sanglier!
Si l'histoire mentionne si souvent le thé et les banquets, c'est que les aventures de ces 108 bandits furent d'abord des contes populaires oraux qui étaient déclamés sur des places populaires pour l'amusement des badauds. Cette populace citadine Chinoise a connu de nombreuses de disettes et c'était donc le faire rêver que de lui parler de festins et de la boisson la plus raffinée de la cour.
Venons-en maintenant au mentions précises du mot thé. C'est l'expression 'maison de thé' qui revient le plus souvent avec 36 mentions (sur 103). C'est souvent l'endroit où 2 braves bandits vont boire une coupe lorsqu'ils se rencontrent dans la rue. Mais, comme je l'ai expliqué ici, la maison de thé était aussi un lieu malfamé qui servait de lieu de rencontre entre bourgeois, mandarins et jolies jeunes filles dans le besoin.
Je ne résiste pas à l'envie de reproduire cet extrait qui est en relation avec le nom de mon blog:
Page 68: "Juste au débouché de la route, il avisa une toute petite maison de thé. Il y entra, choisit une place et s'assit. Le maitre de thé de l'endroit vint s'enquérir:
" Messire, quel thé boirez-vous?
- Je prendrai une infusion de thé."
Le maitre de thé prépara le breuvage demandé et le posa devant Shi Jin".
Commentaire: Cet extrait donne lieu à une note de commentaire assez longue sur les origines de cette boisson en Chine et sur un certain
Cha Jing écrit par Lu Yu! Cependant, cette note ne note pas ce qui cloche dans ce texte. Est-ce que cela vous a sauté aux yeux? On fait face à un anachronisme. L'histoire se déroule durant la dynastie Song et plus particulièrement sous le règne de
Song Huizong (autour de 1100/1127). Or, à cette époque, le thé n'est pas infusé, mais fouetté dans un bol, geste fatigant et technique qui nécessite un maitre de thé pour sa préparation. Or, en commandant une infusion de thé, nous nous trouvons face à une façon de faire qui date de la dynastie Ming (1368-1644). L'explication de cet anachronisme provient des auteurs Shi Nai-An et Luo Guan-Zhong qui ont mis ces contes populaires en forme livresque: ils ont vécu à l'époque des Ming et adapté la préparation du thé à leur époque.
Page 93:" "Mais veuillez faire honneur à ce thé."
Des acolytes apportaient en effet le thé ; quand ils eurent bu, on ramassa tasses et soucoupes".
Commentaire: Ce langage très courtois pour inviter quelqu'un à boire est celui du doyen d'un monastère. Sa position est tellement élevée qu'il a de jeunes moines à son service pour amener le thé, puis débarasser les accessoires. Il est intéressant de noter la présence de soucoupes dans un temple. En effet, les offrandes sont toujours posées sur un plateau afin de les élever vers les cieux, et jamais posées directement sur le sol. Utiliser une soucoupe ajoute l'idée d'une offrande spirituelle...
On retrouve cette expression une seconde fois page 1025 dans la bouche d'un autre moine, Pei Ru-Hai. Cette fois, l'histoire nous montre moine lubrique, manigançant pour avoir des rapports sexuels avec une femme marié. Il est vite traité de 'bandit chauve' dans l'histoire!
Page 156: "de ceux qui s'occupent des repas ; de ceux qui s'occupent du thé ; de ceux qui s'occupent de la propreté des latrines"...
Commentaire: Un bonze explique au bandit Lu Da, venu se cacher dans le monastère pour échapper à la justice, la hiérarchie du monastère. Il lui explique l'importance de chaque tâche par ordre décroissant pour qu'il comprenne pourquoi il a la charge du potager et vers quoi il peut évoluer s'il donne satisfaction. Or, dans cette liste, il est amusant de constater que la responsabilité du thé est tout juste au-dessus de la propreté des toilettes! Même dans les temples bouddhistes!
Aux pages 178 et 187, nous retrouvons le thé comme expression du temps qui passe, comme à la
page 14 : "Le temps de boire un tasse de thé". Nous la retrouverons aussi à la page 673.
Page 248-250: "Le lendemain, il se leva fort tôt, prit un déjeuner de riz et de thé".
Commentaire: Il s'agit d'un repas très maigre, sans viande, mais nous pouvons noter que c'est une occasion où le thé fait partie intégrante du repas. Dans cet exemple, le thé vient donner du goût au riz plutôt fade. On peut donc y voir une bonne complémentarité.
Page 375: " He Tao alla dans une maison de thé située en face du yamen, et s'assit en attendant. Après avoir bu un bol de thé infusé, il demanda au maitre de thé:"
Commentaire: 3 mention du mot thé en 2 phrases! Je ne pouvais pas passer à côté de cette citation. On retrouve l'anachronisme de l'infusion, alors qu'il est bien question de bol et non de coupe de thé cette fois. Pourtant, 2 pages plus loin, dans la même maison de thé, Song Jiang demande au maitre de thé qu'on lui apporte "deux coupes de thé" et non 2 bols de thé. C'est l'occasion de vous rappeler qu'on parle de bol (wan) durant la dynastie Tang, de bol (zan) durant la dynastie Song et de coupe (zhong) durant les Ming, alors que cha bei (coupe) est plutôt employé depuis les Qing.
Page 438: "C'est une vieille histoire : "les intrigues amoureuses se nouent en bavardant autour du thé, et le vin est grand entremetteur!" "
Commentaire: La vision des relations hommes-femmes n'est pas très romantique dans ce livre! On y rencontre les femmes à la maison de thé, et l'alcool sert ensuite à désinhiber les envies des unes et des autres!
Page 513: "Comme la femme lui présentait à deux mains un bol de thé, Wu Song protesta "
Commentaire: On retrouve la politesse chinoise qui consiste à présenter les choses à deux mains (sa carte de visite, par exemple).
Page 514: "Wu Song donna un peu d'argent à ce dernier en le priant d'acheter des galettes, des crêpes, du thé et des fruits, afin de régaler les voisins."
Commentaire: Le thé faisait donc déjà partie de ces aliments qu'on offre pour entretenir les liens sociaux.
Page 530: "Elle alla faire infuser deux tasses de thé fort au gingembre".
Commentaire: Depuis les Tang, cela ne se fait plus d'ajouter d'autres ingrédients dans le thé. Les infusions de gingembre (sans thé) sont assez puissantes en elles-mêmes, et je doute qu'on y sente encore les arômes du thé. Je pense donc qu'il s'agit simplement d'une infusion de gingembre. Cela fait du sens dans la 'maison de thé' de Madame Wang, l'entremetteuse, car le gingembre a quelques vertus aphrodisiaques et madame Wang essaie justement d'attiser la passion de Xi-Men Qing!
Page 543: "Xi-Men Qing, lui, brûlait de convoitise à la regarder, et avait hâte d'être seul avec elle. La vieille alla préparer deux coupes de thé, en offrit une à Xi-Men Qing et une à Lotus d'Or"
Commentaire: Dans ce jeu de séduction entre XI-Men Qing et Lotus d'Or dans la maison de thé de madame Wang, le thé joue un rôle capital dans la séduction. Notons aussi que ce Xi-Men Qing tient le rôle principal dans le roman érotique Jin Pin Mei!
Page 631: "Shi En s'en vint de bonne heure l'inviter à prendre une collation et du thé"
Commentaire: Pour la deuxième fois, nous avons du thé qui accompagne le premier repas de la journée. Cela intervient aussi après un épisode où le protagoniste avait bu trop d'alcool. Le thé est donc déjà vu comme l'alternative sobre au thé. De plus, les ustensiles en porcelaine pour boire le thé et le vin étaient les mêmes.
Page 666: ""Après toute une journée de service, ils ne veulent toujours pas aller se coucher et réclament du thé!""
Commentaire: Le thé est donc aussi bu la nuit, avant de se coucher. Il sert notamment à se dégriser après un festin!
Page 993: "il n'absorba pas autre chose que quelques gorgées de thé pur et des légumes cuits à l'eau."
Commentaire: Dai Zong arrive à voyager très vite au moyen d'un moyen magique, mais il a besoin de manger maigre (ni viande ni alcool) afin que son corps supporte cette magie. Le thé fait donc parti de son régime.
Page 1016: "Alors une petite servante apparut, portant un plateau avec le thé. La femme prit un bol, en essuya soigneusement le bord avec un linge puis, à deux mains, le présenta révérencieusement au bonze."
Commentaire: Cette fois, le bol de thé semble bien correspondre à l'époque Song, puisqu'il est essuyé comme cela se fera au Japon pour la cérémonie de la préparation du matcha, inspirée des Song.
Page 1025: ""Grands frères bonzes, apportez le thé!"
Aussitôt deux frères convers apparurent avec un plateau ; les tasses étaient d'étain blanc comme neige, les soucoupes, de laque de couleur d'azamar, et le thé, d'une finesse et d'une saveur exquises."
Commentaire: Foison de détails sur la magnificence des accessoires et du thé. Qu'un bonze fasse étalage d'un tel luxe le rend suspect et l'attrait du beau (sexe) lui sera fatal!
Page 1063: "d'aspect rébarbatif et quinteux, l'air fruste et grossier, il était vêtu d'une journade couleur thé foncé".
Commentaire: Cette dernière citation du mot 'thé dans le tome I de 'Au bord de l'eau' nous offre un nouvel emploi au mot thé. Ce n'est plus seulement des feuilles, une infusion, la durée d'un moment, c'est aussi une couleur!
merci Stéphane, éclairants et enrichissants tes commentaires ! ces petits détails peuvent très vite nous échapper... Nous avons aimé nous promener dans la maison Lin Ai, de très beaux meubles qui permettaient d'appréhender la vie d'alors, ici....
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