Monday, August 12, 2024

Les boissons dans La Curée d'Emile Zola

Oolong Beauté Orientale impériale de Hsin Chu

Dans ce second livre des Rougon-Macquart, l'action se déplace de la Plassans à Paris. L'action se déroule au moment où Haussmann redessine la capitale en expropriant certains immeubles pour les raser et permettre le tracé de longs boulevards. Ces expropriations permettent à Aristide Rougon, qui a changé son nom en Saccard, de faire des transactions immobilières juteuses avec le capital apporté par sa seconde femme en dot de mariage. Cela va lui permettre de vivre une vie de luxe et un peu débauchée, comme on pourra le constater aux alcools bus lors de ses fêtes. Mais on verra que les riches ne boivent pas de la même manière que les pauvres (pour ces derniers, lisez mon analyse de La Fortune des Rougon).

Page 315 (chapitre 1)

"Cependant, au second service, lorsque les rôtis et les entremets eurent pris la place des relevés et des entrées et que les grands vins de Bourgogne, le pommard, le chambertin, succédèrent au léoville et au château-lafite, le bruit des voix grandit, des éclats de rire firent tinter les cristaux légers."

Commentaire: Ces vins ont à la fois une telle qualité et renommée qu'ils sont encore parmi les vins les plus prestigieux au monde de nos jours, 150 ans après l'écriture de ce roman! Leur présence à ce dîner montre bien la richesse dépensée (presque) sans compter par le spéculateur Saccard. En fait, il fait de nombreuses affaires 'à découvert', c'est à dire à crédit. Il a besoin de montrer qu'il est riche afin que ses partenaires lui fassent crédit! Les verres en cristal fin ne pouvaient pas manquer pour bien apprécier ces grands vins de Bourgogne et de Bordeaux.


Page 319

"Deux laquais firent le tour de la table, versant de l'alicante et du tokai".

Commentaire: Le cépage 'Alicante Bouschet' fut introduit en 1866, soit un peu après le moment où se déroule l'histoire. L'alicante désigne donc un vin espagnol issu de la région de Valence, l'une des plus anciennes régions vinicoles au monde. De cela, je déduis que le tokai ne se rapporte pas au vin d'Alsace ainsi nommé, mais à celui de Hongrie. Ces deux vins importés sont également des signes extérieurs de richesse.


Page 321-322

"Un bras sur la table, à demi penchés, ils avaient le regard vide, le vague affaissement de cette ivresse mesurée et décente des gens du monde qui se grisent à petits coups. (...)

Renée acheva machinalement les quelques gouttes de tokai qui restaient au fond de son verre. (...) Elle avait les lèvres et le nez amincis nerveusement, le visage muet d'un enfant qui a bu du vin pur. Si de bonnes pensées bourgeoises lui étaient venues en face des ombres du parc Monceau, ces pensées se noyaient, à cette heure, dans l'excitation des mets, des vins, des lumières, de ce milieu troublant où passaient des haleines et des gaietés chaudes."

(...) Enfin, Renée se leva, d'un mouvement nerveux. Tout le monde l'imita. On passa au salon, où le café était servi."

Commentaire: Contrairement aux pauvres qui boivent jusqu'à l'abrutissement, les 'gens du monde' ont une 'ivresse mesurée et décente'. De plus, le café, servi à la fin du repas, après l'alcool, a aussi pour effet de réveiller la pensée. On notera aussi le clin d'œil à la thématique du désir mimétique ('tout le monde l'imita'). En effet, René Girard a d'abord remarqué ce comportement humain en analysant les grands romans classiques dans son livre 'Mensonge romantique et vérité romanesque'.


Page 339 (chapitre 2)

"Il fallait à cette poignée d'aventuriers qui venaient de voler un trône un règne d'aventures, d'affaires véreuses, de consciences vendues, de femmes achetées, de soûlerie furieuse et universelle."

Commentaire: La beauté architecturale de Paris, célébrée durant ces JO, est en grande partie le fruit de ces grands travaux d'Haussmann sous le règne de Napoléon III. Or, pour Zola, ce règne est usurpé et il montre que beaucoup d'affaires qui ont embelli la capitale eurent aussi un côté financier et humain très obscur. Même cet âge d'or n'est pas sans tache et le lecteur contemporain peut avoir l'impression que les excès sont intemporels!


Page 357-358, 360

"Au dessert, il fit apporter une bouteille de bourgogne.

(...) Il avait bu du bourgogne, il s'oublia, il continua, étendant le bras pour montrer Paris à Angèle qui s'était également accoudée à son côté"

(...) L'agent voyer, en descendant de Montmartre, se repentit sans doute d'avoir tant causé. Il accusa le bourgogne et pria sa femme de ne pas répéter les 'bêtises' qu'il avait dites ; il voulait, disait-il, être un homme sérieux."

Commentaire: Saccard dévoile à sa femme son plan pour faire fortune à Paris sous l'emprise d'une bouteille de bourgogne, selon le vieil adage 'in vino veritas'.


Page 380 (chapitre 3)

"il y avait là une vingtaine de solliciteuses, attendant leur tour, trempant des biscuits dans des verres de madère, faisant collation sur la grande table du milieu, où trainaient des bouteilles et des assiettes de petits fours.(...) Elles s'amusaient à le (NDLR: Maxime) griser avec le madère de l'illustre Worms."

Commentaire: Pour faire patienter ses clientes, le couturier de la haute société leur met du vin de madère et des biscuits à disposition. Ce vin doux et importé convient particulièrement à sa clientèle féminine. 


Page 392

"C'était l'école classique, la femme en vieille robe noire portant des billets doux au fond de son cabas, mise en face de l'école moderne, de la grande dame qui vend ses amies dans son boudoir en buvant une tasse de thé."

Commentaire: Première mention de 'thé' dans cette œuvre! Le contexte est très féminin et fait un lien entre le thé et les entremetteuses qui cherchent à unir des femmes à des hommes. Cela me rappelle Odette, la femme de Swann, dans la Recherche de Proust. Le thé est bien la boisson de la haute société, mais surtout féminine. On ne verra pas Saccard boire du thé.


Page 398

"Parfois, ils s'asseyaient, buvaient avec une bande de filles."

Commentaire: Il est question de Saccard et de Maxime, son fils! Ils allaient draguer aux mêmes endroits et parfois ensemble!


Page 414 (chapitre 4)

"elle achevait, à petits coups, un verre de bière, renversée à demi, les mains sur le ventre, d'un air d'attente lourde et résignée."

Commentaire: Il s'agit là d'une Parisienne quelconque que Renée, la seconde femme de Saccard, observe dans un restaurant. Le fait qu'elle boive un simple verre de bière nous montre que nous sommes dans un établissement où de nombreuses classes sociales se mêlent. 



Page 416

"Elle but du vin blanc sans eau, elle qui buvait ordinairement de l'eau à peine rougie."

Commentaire: Attention, quand on boit plus que d'habitude, on risque de faire une bêtise!...


Page 417

"Ils touchèrent à tous les plats, ils vidèrent la bouteille de champagne, avec des gaietés brusques, se lançant dans des théories scabreuses, s'accoudant comme deux amis qui soulagent leur cœur, après boire."

Commentaire: surtout si on boit toute une bouteille de champagne à deux...


Page 418

""Mais je n'ai plus faim ! s'écria Renée, enlevez toutes ces assiettes et donnez-nous le café." Le garçon, habitué aux caprices de ses clientes, enleva le dessert et versa le café."

(...) Renée buvait son café à petits coups et se permettait même un verre de chartreuse. 

Commentaire: le café était une bonne idée pour se dégriser, mais le verre de chartreuse aura de fâcheuses conséquences... La chartreuse est une liqueur créée en 1840 dont la marque fut déposée en 1852. Elle est fabriquée par les moines de la Grande Chartreuse en Isère. Cet alcool fort a 55 degrés et contient 130 plantes et épices. Il y a une ironie que ce soit un alcool fabriqué par des prêtres qui ait conduit Renée à commettre un grave péché avec le fils de la première union de son mari.


Page 468 (chapitre 5)

"Sur ses conseils, M. de Mareuil couvrit la circonscription de tables où les paysans burent et mangèrent pendant une semaine."

Commentaire: Pour influencer les électeurs à campagne, cet homme politique organisait des festins pour les paysans ! Ce qu'on y boit importe peu, pourvu qu'il y en ait assez pour tous.



Page 504 (chapitre 6)

"Un vieux monsieur se fâcha parce qu'il n'y avait pas de bordeaux, et que le champagne, assurait-il, l'empêchait de dormir."

Commentaire: Il a raison! Les tannins du bordeaux rendent ce vin plus digeste que le champagne.


Page 505

"Les entrepreneurs revinrent de leur côté, Mignon avec une bouteille, Charrier avec deux bouteilles de champagne ; mais ils n'avaient pu trouver que deux verres ; ils dirent que ça ne faisait rien, qu'ils boiraient quand même."

(...) Charrier, ayant fini son vin avant son pain, demanda à un domestique s'il pourrait avoir un verre de champagne.

"Il faut attendre, monsieur! répondit avec colère le domestique effaré, perdant la tête, oubliant qu'il n'était pas à l'office. On a déjà bu trois cents bouteilles.""

(...) Elle voulut quelques crevettes, avec un peu de beurre, et deux doigts de champagne."

(...) Elle se versa du malaga dans une grande coupe de champagne"

Page 511

"Ils avaient devant eux trois bouteilles de champagne entamées."

Commentaire: Le festin à la fin du livre nous montre quelle est la boisson la mieux associée au luxe et à la fête du beau monde parisien: le champagne! Le malaga, quant à lui, est un vin doux d'Andalousie, du sud de l'Espagne. Il est donc assez logique que ce fut une femme qui en boive.


Page 530

"Elle dut essayer de boire ; mais elle ne put pas, elle avait des soulèvements de dégoût invincibles." 

Commentaire: L'ivresse est souvent un échappatoire à une vie malheureuse ou misérable dans cette France du XIXe siècle. Mais Renée est tellement accablée par le destin que même cette consolation lui est interdite, car son corps ne supporte pas l'alcool. Elle doit donc endurer la conscience de sa faute en restant lucide.


Conclusion: L'élite parisienne sous Napoléon III boit les meilleurs vins français (pommard, chambertin, léoville, lafite, champagne...), mais aussi des vins prestigieux d'Espagne et de Hongrie! On remarque surtout cette grande variété de choix qui permet d'accorder au mieux la boisson à l'instant: le thé au boudoir amoureux, le madère à l'essayage chez le couturier, le café en fin de repas, le champagne pour la fête dansante...


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