Thursday, March 02, 2023

Emergence du thé 2/2 par Olivier F Delasalle

Après la première partie, voici la seconde partie du texte de mon ami philosophe et linguiste théophile, Olivier F. Delasalle :


"Etait-ce plus simple en Chine ? Rien n’est moins sûr. Le mot, comme le caractère, a également mis du temps avant d’être stabilisé.

Le caractère que l’on emploie aujourd’hui (茶) n’apparaît qu’à l’époque Tang (618-907), période où le thé prend réellement son envol, pour se diffuser à la fois dans la Chine continentale et dans les régions limitrophes.

Ce caractère est l’altération du caractère 荼 (la différence se trouve dans l’un des traits horizontaux), dont le sens est sinon mystérieux, du moins ambigu. Le plus vieux dictionnaire portant sur les caractères dont nous disposons, le Erya (爾雅, simplifié 尔雅), une œuvre que l’on date du troisième siècle avant notre ère, utilise trois fois le caractère.

Au chapitre 13 (釋草: « explication des plantes »), on trouve l’entrée 21: « 荼,herbe amère (苦菜) ».

Un peu plus loin dans le même chapitre, à l’entrée 207, il est désigné comme étant une catégorie de la plante « 蔈 ».

Enfin, au chapitre 14 (釋木: « explication des arbres »), où il est dit : « 檟 : 荼 amer». (1)

Selon les dictionnaires modernes, le terme 檟 est un ancien terme pour désigner le Camellia Sinensis. Mais les spécialistes sont loin d’être certains de l’identité de 荼. Si le caractère pouvait probablement désigner le thé, il pouvait peut-être également être employé pour désigner d’autres plantes amères, telles que le laiteron maraîcher (en anglais : sowthistle, c’est-à-dire Sonchus oleraceus), la chicorée amère (chicory, Cichorium intybus L.) ou la renouée persicaire (smartweed, Persicaria maculosa). (2)

D’autant qu’un deuxième caractère était employé pour désigner le thé : 酩(茗 en forme simplifiée), ce qui ne contribue pas, à près de deux mille ans de distance à démêler l’écheveau pour savoir à quelle espèce renvoyait tel ou tel caractère ?

Si d’un point de vue linguistique, le thé tel qu’on le comprend aujourd’hui date de la dynastie Tang, le point de vue archéologique semble indiquer qu’on buvait bien du Camellia sinensis avant. On a par exemple retrouvé des feuilles de thé dans une tombe datant de 141 avant notre ère (3)

Mais avant ? Tout devient flou. Là aussi le thé, que ce soit dans le mot écrit utilisé pour le désigner ou dans son identification, semble mettre un long moment à se stabiliser pour devenir ce que l’on connaît aujourd’hui.

Le plus étonnant, lorsqu’on l’entend pour la première fois, c’est d’apprendre que le thé, comparé à 4000 d’histoire de la Chine, est une histoire relativement récente. Il démarre vraiment sous les Tang (618-907), et ne prend la forme qu’on lui connaît (feuilles infusées) que sous les Ming (1368-1644). Autrement dit : entre 379 ans et 1405 ans, selon l’endroit où l’on place le curseur, soit entre 10% et 35% de son histoire. C’est peu au regard de l’importance de cette boisson en Chine.

Phénomène culturel essentiel, mais phénomène qui a une histoire et qui n’a pas toujours été. On peut relever d’autres phénomènes de ce type.

Dans un tout autre domaine, il y a par exemple l’histoire de la kippah. Aujourd’hui, c’est un élément du vêtement juif traditionnel qui semble incontournable. Si vous êtes un homme, essayez d’aller à l’office du vendredi soir sans kippah dans une synagogue : vous ne ferez pas deux mètres avant qu’on vous en propose une où que l’on vous indique la boîte où se trouvent les kippot (pluriel des mots en a : – ot) surnuméraires.

Pourtant la kippah est, à l’échelle de l’histoire juive, un vêtement tout à fait récent : elle date probablement du XIIème siècle, en Europe. Et avant ? Avant, on se couvrait la tête, mais avec un chapeau, un tissu, ou un couvre-chef particulier. La forme qu’on appelle aujourd’hui kippah, est une invention récente. Alors quoi, pendant les autres trois mille ans d’histoire du peuple juif, il n’y avait pas de calotte ?

Probablement pas, et d’ailleurs les Juifs ne sont pas les seuls à l’utiliser. Lorsque le pape Jean-Paul II était venu visiter Israël, première visite d’un pape depuis le premier, près de deux mille ans auparavant, un journal israélien avait publié en première page une photo du pape et du premier ministre de l’époque, et avait titré : « le Pape, c’est celui avec la kippah ».

Ce qui veut dire qu’il y a un moment où la kippah a surgit, un moment où elle s’est répandue et un moment où elle est devenue tellement évidente que plus personne ne se souvenait qu’un jour, quelques siècles auparavant seulement, elle n’était pas.

A ce sujet, il y a un sketch irrésistible de la série Hayehudim Bahim, l’une des grandes séries comiques israéliennes contemporaine.

La scène se passe dans une école talmudique, au Moyen Âge. Un des élèves revient, après quelques jours d’absence pour cause de maladie. Il entre : tout le monde est déjà installé, mais son arrivée cause un énorme brouhaha. Le rabbin (joué par le génial Moni Moshonov) lui explique : il n’a pas embrassé la mezouzah ! Embrasser la mezouzah ? Mais pour quoi faire ? On n’a pas déjà suffisamment de règles ? Le rabbin lui dit que c’est nouveau, il a été décidé, pour faire preuve de respect envers l’Eternel, d’embrasser la mezouzah en entrant et en sortant. Le jeune élève est surpris, mais les autres insistent, geste à l’appui. Très bien : il embrassera la mezouzah.

Puis le jeune élève trouve une kippah sur le sol. Il la ramasse et demande à qui c’est. On lui dit qu’il doit l’embrasser également, c’est un objet saint qui est tombé par terre. Alors il embrasse la kippah, qui passe de mains en mains. Tout le monde l’embrasse, par respect, avant qu’elle ne retrouve son propriétaire. Finalement on demande au nouvel arrivant : mais au fait, qu’est ce que tu avais ?

Réponse de l’élève, tout à fait sérieux : une crise d’herpès buccal. Contre-champ sur les élèves et le rabbin, horrifiés. (4)

La scène condense le processus de diffusion culturelle en quelques minutes, mais le rire qu’elle déclenche pointe la réalité du phénomène. Il est vrai que les Juifs pieux touchent la mezouzah en entrant et en sortant, afin d’avoir à l’esprit le message quelle contient, en particulier qu’il faut se comporter dehors comme dedans, et suivre les règles éthiques qui permettent de bâtir une société décente. Mais ce phénomène a dû commencer quelque part, se développer, se reprendre et devenir évident. Et a effectivement posé beaucoup de questions pendant la pandémie.

Le surgissement du thé comme phénomène culturel évident peut donner un modèle pour comprendre ce processus.

Il commence discrètement, lentement, sans qu’on sache tout à fait de quoi il s’agit exactement. On a retrouvé des feuilles de thé dans une tombe datant de deuxième siècle avant notre ère. On a des vagues traces postérieures disant que ça a commencé à être utilisé dans la région qui est aujourd’hui le Sichuan, mais qui était à l’époque en dehors de l’ère culture de la Chine classique. Un dictionnaire encyclopédique comme le Erya a dû mal à dire précisément de quoi il s’agit : herbe ou arbre ? Et les mots pour désigner cela sont multiples, sans qu’on ait une idée très claire de ce qu’ils découvrent chacun. Idée peu claire aujourd’hui, mais probablement également un peu floue sur le moment.

Lorsque le phénomène décolle, un nouveau mot apparaît : quitte à changer légèrement un autre mot pré-existant. C’est probablement la trace initiale que nous cherchions : lorsqu’un groupe prend le temps et la peine de nommer quelque chose spécifiquement, c’est qu’il a conscience que le phénomène en question devient important.

A partir de là, les choses accélèrent. Le produit arrivé à maturité, et tout le monde dans la région veut imiter les Tang. A tel point que certains éléments essentiels dans la pratique du thé au Japon (comme faire bouillir l’eau dans un récipient en fonte et la sortir avec une sorte de louche) continuent jusqu’à aujourd’hui des pratiques prises chez les Tang. (De même par exemple que s’asseoir par terre en tailleur).

Si on faisait une courbe décrivant la diffusion du thé dans l’espace culturel chinois, puis dans l’espace culturel mondial, on obtiendrait une courbe qui ressemblerait probablement à une demi parabole. Une première phase d’augmentation très longue et très lente, et un point d’inflexion à partir duquel la diffusion est très rapide. D’où, peut-être, l’impression que les phénomènes culturels essentiels ont toujours existé : l’histoire n’a pas retenu la première phase lente et absolument discrète, tellement silencieuse qu’on n’en a presque aucune traces écrites ou archéologiques.

C’est en appliquant ce modèle à notre problème proustien initial que l’on peut imaginer la source de la confusion. Le narrateur se trouve juste avant le point d’inflexion de la demie-parabole. Le mot thé n’est pas encore totalement stabilisé dans sa sémantique, la distinction entre thé et tisane commence à apparaître, mais elle ne s’est pas solidifiée comme elle est l’est aujourd’hui. Lorsqu’il dit « thé », il veut dire Camellia sinensis, mais parfois également tisane, parce qu’il est encore dans les derniers moments de ce flou linguistique. Flou qui sera levé définitivement dans les années 30, comme en témoignent le dictionnaire de l’Académie française dans sa huitième édition et le décret sur la signification précise du mot « thé » dans le droit du commerce français. Sans le savoir, Proust a peut-être capté le moment si ténu où un mot qui se recherchait finit par se trouver."

Notes
(1) Le Erya est disponible sur : https://ctext.org/er-ya
(2) Dans James A. Benn, Tea in China, ch. 2, paragraphe The Pre-Tang terminology of Tea.
(3) Dans la tombe de l’empereur Liu Qi du royaume de Jing.
https://www.npr.org/sections/thesalt/2016/01/26/464437173/worlds-oldest-tea-discovered-in-an-ancient-chinese-emperors-tomb
(4) https://youtu.be/seElbA9H9U8 , mais les sous-titres passent à côté d’une grosse partie des dialogues.
Les extraits de Proust sont directement pris sur l’excellent https://unepagedeproust.org/ , qui permet de naviguer dans l’ensemble du corpus de la Recherche avec une facilité déconcertante.

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