Tuesday, March 21, 2023

Le thé dans Le Temps Retrouvé, le livre VII de A la recherche du temps perdu, de Marcel Proust


Nous arrivons à la conclusion de A la Recherche du Temps Perdu avec Le Temps Retrouvé! C'est donc une histoire qui finit bien, et elle finit avec 8 mentions du mot 'thé'! Si j'ai bien calculé, cela fait 91 mentions dans toute l'oeuvre (3467 pages). 

Retrouvez mes études antérieures en cliquant sur les liens suivants: Du Côté de chez Swann, A l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur, Sodome et Gomorrhe, La Prisonnière, Albertine Disparue.

Voyons la signification du thé dans ce dernier livre et essayons de conclure cette longue étude d'une des plus grandes oeuvres de la littérature française. Comme avec un bon thé, je ne peux rester de marbre après la lecture d'un tel chef d'oeuvre et il y a beaucoup de souvenirs qui resteront avec moi le reste de ma vie. C'est d'ailleurs cela le thème de ce livre, retrouver des souvenirs personnels et arriver à les faire revivre dans le présent afin de goûter à un semblant d'éternité.


Page 33

"Quant à la charité, en pensant à toutes les misères nées de l'invasion, à tant de mutilés, il était bien naturel qu'elle fût obligée de se faire 'plus ingénieuse encore', ce qui obligeait à passer la fin de l'après-midi dans les 'thés' autour d'une table de bridge en commentant les nouvelles du 'front', tandis qu'à la porte les attendaient leurs automobiles ayant sur le siège un beau militaire qui bavardait avec le chasseur, les dames à haut turban."

Commentaire: Le 'thé' est donc la réunion mondaine de la fin de l'après-midi. Pendant la première guerre mondiale, l'auteur souligne le contraste entre les mutilés du front et le bon temps que prenait la haute société à discuter des nouvelles du front. Aussi, pour ne pas avoir mauvaise conscience ou prêter à la critique extérieure, il était de bon ton de faire quelques actions de charité lors de ces 'thés'.


Page 42

"Avant l'heure où les thés d'après-midi finissaient, à la tombée du jour, dans le ciel encore clair, on voyait de loin de petites tâches brunes qu'on eût pu prendre dans le soir bleu, pour des moucherons, ou pour des oiseaux."

Commentaire: Les thés finissaient donc à la tombée du jour, avant le dîner. Et ces tâches brunes sont des aéroplanes.


Page 155-156

"Maman allant justement à un petit thé chez Mme Sazerat, réunion qu'elle savait d'avance être fort ennuyeuse, je n'eus aucun scrupule à aller chez la princesse de Guermantes."

Commentaire: Les 'thés' comme réunions mondaines n'avaient pas tous la même importance sociale. Ici, on voit qu'il est plus valorisant d'aller chez la princesse de Guermantes que chez Mme Sazerat. La personne qui invite est un facteur déterminant dans l'importance du thé, mais la liste des invités, prestigieux ou non, y est pour beaucoup aussi. Ne pas s'y ennuyer compte pour beaucoup dans le prestige d'un 'thé'!

Page 172

"Toujours, dans ces résurrections-là, le lieu lointain engendré autour de la sensation commune s'était accouplé un instant, comme un lutteur, au lieu actuel. Toujours le lieu actuel avait été vainqueur ; toujours c'était le vaincu qui m'avait paru le plus beau ; si beau que j'étais resté en extase sur le pavé inégal comme devant la tasse de thé, cherchant à maintenir aux moments où il apparaissait, à faire réapparaître dès qu'il m'avait échappé, ce Combray, ce Venise, ce Balbec envahissants et refoulés qui s'élevaient pour m'abandonner ensuite au sein de ces lieux nouveaux, mais perméables pour le passé."

Commentaire: Ce passage est central à toute la Recherche. Le thé auquel il fait référence est celui de la madeleine (cf. tome 1) qui, dégustée avec du thé, lui rappelle si bien une émotion ressentie pendant son enfance et arrive ainsi à recréer la sensation de revivre ce moment passé. Cette fois-ci, il lui arrive une expérience similaire avec cette sensation d'un pavé inégal qui lui rappelle d'autres souvenirs de son passé. Ces sensations particulières arrivent à faire revivre le passé en lui et il est boulversé par cette possiblité de retrouver le Temps qu'il croyait perdu.


Page 255

"Bloch chez le prince de Guermantes savait parfaitement l'humble milieu juif où il avait vécu à dix-huit ans, et Swann, quand il n'aima plus Mme Swann mais une femme qui servait du thé chez ce même Colombin où Mme Swann avait cru quelques temps qu'il était chic d'aller, comme au thé de la rue Royale, Swann savait très bien sa valeur mondaine, se rappelait Twickenham ; n'avait aucun doute sur les raisons pour lesquelles il allait plutôt chez Colombin que chez la duchesse de Broglie, et savait parfaitement qu'eût-il été lui-même mille fois moins 'chic', cela ne l'eût pas rendu un atome davantage d'aller chez Colombin ou à l'hôtel Ritz, puisque tout le monde peut y aller en payant."

Commentaire: S'il peut apparaitre chic, de nos jours, d'aller dans un hôtel cinq étoiles, pour les contemporains de Proust, il n'y avait aucun prestige à aller quelque part où il suffit de payer pour entrer. Le vrai chic, c'est d'obtenir une invitation qui ne se monnaie pas par l'argent, mais par le prestige social et ses connexions.  


Page 283

"La Berma, comme je l'ai dit, avait convié quelques personnes à venir prendre le thé pour fêter son fils et sa belle-fille. Mais les invités ne se pressaient pas d'arriver."  

Commentaire: Ce thé va prendre une tournure tragique pour la Berma, un vieille actrice passée de mode. En effet, au même moment a lieu un autre thé, plus prestigieux, au cours duquel se produit une autre actrice concurrente. Seul un invité viendra chez la Berma, mais sans rester longtemps, car il veut rejoindre l'autre réception. Même son fils et sa belle-fille iront et la laisseront seule, malheureuse au point de mourir. 


Page 307

"Venez prendre une fois le thé avec moi, je vous raconterai comment j'ai fait la connaissance de M. de Forcheville."

Commentaire: Toute la Recherche est un récit de la vie du narrateur. L'action se déroule donc surtout au passé ou au présent. D'ailleurs, ce dernier livre se déroule quand le narrateur et tous les personnages ont considérablement vieillis, proches de la mort, voire morts. Mais avec cette dernière mention du thé, nous nour projettons dans l'avenir! Mais le but de cette réunion future sera de discuter le passé! Voici qui résume bien l'interconnection que Proust cherche à opérer en gommant la notion de Temps au moyen de sa Recherche, au moyen de son art littéraire.

Conclusion: Je tiens encore une fois à remercier Olivier Delasalle de m'avoir embarqué dans cette lecture de la Recherche. Cela nous a pris un an à raison de 60 pages environ par semaine. Il m'a fallu un peu de temps pour m'habituer au style et surtout aux phrases parfois interminables de l'auteur. Mais leur longueur restait digeste, car ses phrases ne sont pas lourdes, mais dotées d'une musicalité qui donne souvent envie de les prononcer à voix haute. Comme un bon puerh, Proust arrive à rendre harmonieux des choses très denses et complexes. Et il le fait avec un semblant de facilité qui va croissant d'un livre à l'autre. 

Ce livre est aussi l'histoire de la fin de l'aristocratie des provinces de la fin du XIXe siècle et remplacée progressivement par la haute bourgeoisie parisienne. Le thé peut alors symboliser ce moment de connivence, de cooptage et d'oisiveté ostentatoire si l'on veut en faire une critique sociale. Ces thés rythment la vie sociale des élites, car le thé était un produit exotique, rarffiné et cher. 

Cela n'a pas grand chose à voir avec notre pratique actuelle du thé, centrée surtout sur le perfectionnement d'une technique de préparation (le gongfu cha) dont le but est de produire la meilleure infusion possible pour désaltérer le corps et purifier l'esprit. Le gongfu cha est-il un divertissement, un luxe, un moment de repos et d'évasion, un plaisir des sens ou un moment de création d'harmonie avec le Chaxi? Il a la possibilité d'être tout cela selon la manière qu'on l'aborde. Disons que l'aspect social est bien moindre, puisque traditionnellement le gongfu cha se pratique à trois seulement afin que la conversation reste intime et ne prenne pas le pas sur la dégustation. Dans Du Côté de chez Swann, le thé se pratique aussi à deux et est alors l'occasion de rendez-vous amoureux entre Swann et Odette!

Mais l'expérience sensorielle la plus importante du thé est avant tout personnelle. En cela l'épisode de la madeleine de Proust résonne profondément avec ma propre expérience du thé. Le narrateur a su décrire ce processus bizarre qui nous arrive quand une odeur ou un goût déclenche un flash back, un sentiment de déjà vu ou déjà bu! On a du mal à mettre des mots sur ce que l'on ressent, mais on sait que cela nous rappelle quelque chose. Il faut alors faire le vide en soi, lâcher prise et faire la connection avec son passé. Et avec certains thés, il m'est arrivé à remonter très, très loin dans le temps! En cela, le thé de Proust est à la fois central à sa Recherche et à la nôtre!


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