Nana est le roman où Zola nous entraine dans le monde glauque de la prostitution sous Napoléon III. Nana est la fille de Gervaise et de Coupeau dans l'Assomoir. Avec des parents alcooliques, il n'est pas étonnant que ce roman soit le second de la saga (pour l'instant) en nombre de mention de boissons: 119 en tout, dont 69 mentions d'alcool (58,5%). Cela reste bien en-deçà de l'Assomoir où nous avions compté 296 mentions de boissons, dont 78% de boissons alcoolisées! Zola place en tête des mentions une boisson que nous avions déjà rencontré à plusieurs reprises dans La Curée, le premier roman de luxe et de débauche de la saga des Rougon-Macquart. Cette boisson est le champagne avec 35 mentions. Puis, nous avons les boissons alcoolisées suivantes: vins (6 mentions), léoville (4), chartreuse (3), absinthe (3), bière (2), cognac (2), grog (2), Chambertin (2), alcools (2), liqueurs (2), bock (1), Meursault (1), rhum (1), eau-de-vie (1), vitriol (1), kirsch (1), boisson (1). Cette grande variété d'alcools prestigieux montre que nous sommes à Paris et que la plupart des personnages sont fortunés. Mais la présence de vitriol, d'absinthe, de grog et de bière montre que ce roman brasse tous les milieux sociaux, même les plus modestes.
Beauté Orientale impériale de 2024
Parmi les boissons sans alcool, la première place revient au café (33 mentions), suivi du thé (11 mentions), l'eau (4), le lait (pour un café au lait). Je garde la boisson la plus étonnante et la plus emblématique de ce roman pour la fin. Elle apparait au chapitre V, à la page 129:
"Un instant, il se tint à la rampe de fer, qu'il trouva tiède d'une tiédeur vivante, et il ferma les yeux, et il but dans une aspiration tout le sexe de la femme, qu'il ignorait encore et qui lui battait le visage."
Commentaire: Muffat fait un tour dans les loges du théâtre et il voit les actrices impudiques se changer, les jupes trainant par terre, sent les odeurs d'un pot de chambre... Les odeurs sont tellement pénétrantes qu'il fait plus que les sentir, il les boit! Et ce "sexe de la femme" résume le thème de ce roman, la bascule dans la passion charnelle et la ruine financière d'un aristocrate coincé en pleine crise de la cinquantaine!
Cette boisson imagée me rappelle que de nombreux romans en contient une:
Dans La Conquête de Plassans, le personnage principal buvait 'le soleil'! Or, ce soleil est une donnée essentielle de la vie en Provence!
Dans La Faute de l'Abbé Mouret, l'abbé buvait aussi 'l'ardent soleil', ainsi que 'le jardin', lieu symbolique important de l'histoire.
Dans 'Son Excellence Eugène Rougon', Rougon dit qu'il 'avalerait la Seine ce matin' tellement il a soif! Or, Rougon est un politique ambitieux, par deux fois ministre de l'intérieur de Napoléon III. Avaler la Seine peut être interprété comme une soif d'ambition gargantuesque, surtout que la Seine est le fleuve de la capitale, lieu où se concentre le pouvoir politique.
Dans 'Une Page d'Amour', le personnage principal, Hélène, boit "toute cette odeur d'amour qui flottait". Or, comme l'indique le titre du roman, l'amour est le sujet principal du récit et il n'est pas anodin de noter que l'amour se transforme en boisson pour l'héroïne.
Les boissons ont donc un lien étroit et symbolique avec le thème de chacun des romans de la saga. Examinons maintenant les 10 mentions de 'thé' dans Nana:
Chapitre 3, page 77
"Lorsque les visiteurs étaient peu nombreux, le mardi, on servait le thé dans le salon même.
(...)
Mais la comtesse avait rappelé Vandeuvres, qu'elle interrogeait sur la façon dont les Anglais faisaient le thé. Il se rendait souvent en Angleterre, où ses chevaux couraient. Selon lui, les Russes seuls savaient faire le thé ; et il indiqua leur recette.
Page 78
"Onze heures sonnaient. La comtesse, aidée de sa fille, servait le thé.
(...)
Comme elle s'approchait de Fauchery, qui causait avec son mari et Vandeuvres, elle remarqua qu'on se taisait ; et elle ne s'arrêta pas, elle donna plus loin, à Georges Hugon, la tasse de thé qu'elle offrait.
Page 79
"Georges et la Faloise, en train de boire leur tasse de thé, debout l'un devant l'autre, avaient entendu les quelques paroles échangées près d'eux."
Commentaire: Servir le thé est une coutume aristocratique. Par sa remarque sur les Anglais et les Russes, l'auteur nous rappelle que cette coutume est une imitation de ce qui se pratique dans ces deux empires aristocratiques. C'est une marque de politesse et de respect de la part de l'hôtesse de servir elle-même le thé aux invités.
Chapitre VI, page 156
"Tous les soirs, Fauchery et la comtesse Sabine laissaient maintenant Daguenet aider Estelle à préparer le thé."
Commentaire: ce changement par rapport à la page 78, où la comtesse était aidée par sa fille, laisse entendre une liaison amoureuse entre la comtesse et Fauchery, ainsi qu'une liaison entre Daguenet et Estelle. C'est, en effet, ce qui va se passer.
Chapitre VIII, page 193
"Je vais faire du thé. Nous nous coucherons ensuite.
(...)
Nana, silencieusement, avait déjà pris deux tasses de thé.
(...)
Si sa lettre ne lui plaisait pas, elle pouvait en faire un autre ; et, au lieu de se baiser, comme d'habitude, après avoir remué des phrases d'amour, ils restèrent froids aux deux côtés de la table. Pourtant, elle avait versé une tasse de thé."
Commentaire: Cet épisode marque un tournant dans la vie de Nana avec Fontan, un collègue du théâtre dont elle est tombée amoureuse et avec lequel elle a emménagé. Il est étonnant que ces deux personnages aux revenus limités boivent du thé. D'ailleurs, cette scène est le prélude à leur première dispute et aux premières violences de Fontan sur Nana. Il lui reprochera de dépenser trop rapidement l'argent qu'ils ont mis en commun. Le thé est une de ces extravagances que Nana imite de l'aristocratie. Mais ce passage montre qu'il ne suffit pas de boire du thé pour avoir une conduite raffinée et non violente! La bassesse de caractère de Fontan surgit malgré tous les efforts de Nana.
Chapitre XIII, page 297
"Cependant, Nana nourrissait un dernier caprice. Travaillée une fois encore par l'idée de refaire sa chambre, elle croyait avoir trouvé: une chambre de velours rose thé, à petits capitons d'argent, tendue jusqu'au plafond en forme de tente, garnie de cordelières et d'une dentelle d'or.
Commentaire: En qualifiant la couleur rose de thé, l'auteur suggère une couleur rose plus distinguée, une teinte plus naturelle. Il est intéressant de voir comment cette infusion se transforme en nuance de couleur.
Le mot 'champagne'!
Chapitre XI, page 261-262
"Des lunchs s'organisaient en plein air, en attendant le Grand Prix. (...) C'était un étalage de viandes froides, une débandade de paniers de champagne, qui sortaient des caissons, aux mains de valets de pied. Les bouchons partaient avec de faibles détonations., emportées par le vent (...) Mais bientôt, on se pressa surtout devant le landau de Nana. Debout, elle s'était mise à verser des verres de champagne aux hommes qui la saluaient. (...) Un instant, elle eut l'idée d'envoyer par Georges un verre de champagne à Rose Mignon, qui affectait de ne pas boire. Henri et Charles s'ennuyaient à crever ; ils auraient voulu du champagne les petits. Mais Georges but le verre, craignant une dispute.(...)
Puis, après avoir vidé un verre de champagne, il (Bordenave) eut ce mot de profond regret:
- Ah! si j'étais une femme! (...)
Les bandes de buveurs se rapprochaient, tout le champagne épars marchait vers elle, il n'y avait bientôt plus qu'une foule, qu'un vacarme, autour de son landau ; et elle régnait parmi les verres qui se tendaient, avec ses cheveux jaunes envolés, son visage de neige, baigné de soleil. Alors, au sommet, pour faire crever les autres femmes qu'enrageaient son triomphe, elle leva son verre plein, dans son ancienne pose de Vénus victorieuse.
(...)
On se remettait à vider des bouteilles de champagne pour tuer le temps."
Commentaire: A l'hippodrome de Longchamp, Nana utilise le champagne pour récompenser les hommes qui osent braver les conventions sociales en la saluant. Elle utilise aussi le champagne pour tenter de se venger de Rose Mignon qui intrigue contre elle. Et, un verre plein à la main, elle savoure sa victoire sur toutes les femmes, ses rivales. René Girard montrerait qu'entre une foule d'homme qui vous adule et une foule de femmes qui vous hait, il n'y a pas une grande différence. Le mythe de Nana se nourrit de ce double sentiment d'amour et de haine.
Chapitre XI, page 274
"Comme le champagne manquait, Philippe, emmenant les valets de pied, venait de courir aux buvettes.
(...)
Quand le champagne fut arrivé, quand elle leva son verre plein, ce furent de tels applaudissements, on reprenait si fort: Nana! Nana! Nana! que la foule étonnée cherchait la pouliche ; et l'on ne savait plus si c'était la bête ou la femme qui emplissait les cœurs."
Commentaire: Nana est au faîte de sa gloire quand la foule scande son nom, qui est aussi celui de la pouliche qui a gagné le Grand Prix de Longchamp. Le champagne est une nouvelle fois de la partie, alors qu'il en manquait quelques instants auparavant. On voit là l'habile maniement des symboles et des hommes par cette jeune femme.
Pour illustrer cet article, j'ai choisi d'infuser cet Oolong Beauté Impériale jeune (2024) dans une théière en argent et de le servir dans des verres de champagne et de porcelaine sur un Chabu rouge, noir et or! La beauté orientale est aussi connue comme le 'champagne Oolong' et son appellation féminine collent très bien à Nana. Le servir dans des coupes de champagne insiste sur ce vin de la fête. Et il est intéressant de comparer les performances de la flute et de la coupe de porcelaine, un peu comme Nana devait comparer ses amants et ses amantes. Le rouge et le noir sont les couleurs de la passion. Et l'argent de la théière et les reflets d'or du tissu renvoient au luxe de son train de vie. Et le tout finira englouti dans le trou noir d'une maladie mortelle, d'où l'assiette noire...
Et si vous voulez m'écouter parler de Nana et des boissons, j'ai fait cette vidéo hier:
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