Wednesday, February 22, 2023

Emergence du thé (1/2), par Olivier F. Delasalle

J'ai le plaisir de publier ici un texte de mon ami Olivier F. Delasalle qui m'a invité à un groupe de lecture de la Recherche du temps perdu de Marcel Proust il y a un an. Et vous lirez que ce roman l'a également inspiré pour écrire ce texte dont la seconde partie sera publiée la semaine prochaine. Olivier F. Delasalle est aussi la première personne que j'ai interviewée sur ma chaine YouTube. Auteur de nombreux livres, philosophe et fin connaisseur de nombreuses langues, les chroniques hebdomadaires d'Olivier F. Delasalle réussissent à la fois à nous divertir et à mieux comprendre le monde. En plus, ses sujets résistent au passage du temps. Vous en avez la preuve avec son premier article sur les origines juives Goscinny et d'Astérix le gaulois! Lisez-le avant ou après cet article sur le thé! 

Il y a des mots qui paraissent d’une telle banalité qu’on ose à peine se demander ce qu’ils signifient. Et ça n’est qu’au détour d’un texte parfois un peu ardu qu’on se rend compte que la manière dont il est employé est inhabituelle. On fronce les sourcils, on relit, on réfléchit un peu, et voilà qu’on découvre que ce mot usuel n’était pas si évident. Il perd tout d’un coup de sa transparence, et se retrouve plein et entier, comme neuf à l’oreille de celui qui l’utilise. 

Le mot « thé » m’a fait cet effet. Je pensais connaître sa signification. Pire, je ne m’étais jamais vraiment interrogé sur celle-ci. Le thé était une évidence linguistique autant que gustative. Mais c’est en lisant Proust que j’ai tiré le premier fil qui m’a fait dire que peut-être le mot n’était pas aussi simple qu’il y paraissait.

La fameuse scène de la madeleine se trouve dès le début du premier tome. Un soir d’hiver, le narrateur va rendre visite à sa mère, qui envoie chercher des madeleines pour accompagner le thé. « Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. »

Le narrateur ne précise pas de quel genre de thé il s’agit, mais, étant donné le lieu et l’époque, on peut supputer que c’est un thé noir de type anglais. Un peu plus loin, l’épisode de la madeleine et du thé se précise. Ce souvenir est associé à sa tante, qui le consommait toujours de cette manière :

« Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. »

Le narrateur ajoute un petit détail qui va bientôt avoir de l’importance : il précise que la boisson de la tante est une infusion de thé ou de tilleul. Ici le mot thé est à prendre dans son sens botanique strict : les feuilles issues de la plante appelée Camellia sinensis. Le tilleul fait référence aux feuilles de l’arbre appelé Tillia europaea, que l’on met à sécher, et qui peuvent se consommer également après infusion dans de l’eau bouillante. Le narrateur décrit la préparation en question quelques pages plus loin :

« C’était moi qui étais chargé de faire tomber du sac de pharmacie dans une assiette la quantité de tilleul qu’il fallait mettre ensuite dans l’eau bouillante. Le dessèchement des tiges les avait incurvées en un capricieux treillage dans les entrelacs duquel s’ouvraient les fleurs pâles, comme si un peintre les eût arrangées, les eût fait poser de la façon la plus ornementale. Les feuilles, ayant perdu ou changé leur aspect, avaient l’air des choses les plus disparates, d’une aile transparente de mouche, de l’envers blanc d’une étiquette, d’un pétale de rose, mais qui eussent été empilées, concassées ou tressées comme dans la confection d’un nid. »

Le narrateur fait bien la distinction entre une infusion de thé et une infusion de tilleul : il appelle cette dernière une « tisane ». C’est d’ailleurs la distinction qu’on fait aujourd’hui en français du vingt-et-unième siècle. Le thé désigne une infusion faite à partir des feuilles de Camellia sinensis, la tisane une infusion réalisée avec les feuilles de… tout le reste. Tilleul, verveine, et compagnie.

Seulement, à lire le texte de Proust de près, on se rend compte que les choses ne sont pas évidentes. Parce que, si linguistiquement parlant il fait la distinction, sa mémoire semble les considérer dans la même catégorie.

A tel point qu’un peu plus loin, il dit : « Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon […] ».

C’est donc bien du tilleul qui déclenche la mémoire involontaire, alors qu’initialement, il nous avait dit boire du thé !

Or il suffit d’avoir bu l’un et l’autre une fois dans sa vie pour savoir que ce sont deux goûts parfaitement distincts. Boire du thé et se souvenir d’un tilleul, c’est un peu comme boire un bordeaux et se rappeler d’un champagne. On est dans le même univers, mais la distance est longue.

Se peut-il qu’en réalité, il fut question de tilleul depuis le départ ? Non pas que le narrateur ait commis le péché d’imprécision, mais peut-être que le mot « thé » est employé dans un sens plus large que celui qu’il a aujourd’hui, et que, dans sa mémoire, le thé et le tilleul soient classés dans la même catégorie ?

Le problème existe d’ailleurs en anglais américain, problème que j’ai découvert de façon totalement fortuite. Un jour, ma femme, qui est Américaine, me demande si je veux du thé « décaféiné ». Surpris, je lui demande : « par opposition à quoi ? » Par opposition à du thé qui a de la caféine. Je lui demande de me montrer de quoi il s’agit exactement, et je comprends l’origine de ma confusion : le thé « caféiné » est ce que j’appelle le thé (Camelia sinensis), tandis que le thé décaféiné est ce qu’on appelle en français une tisane.

Le mot existe par ailleurs en anglais, mais c’est un mot composé. Tisane se dit herbal tea (pour la version avec l’accent américain, le h ne se prononce pas), et il est révélateur que la tisane soit pensée comme une catégorie de thé. Un thé herbacé, mais un thé quand même.
A ce stade de mon étonnement, il semblait donc que le mot thé soit employé souvent pour désigner la plante, mais parfois pour désigner une infusion d’un autre type. Un peu comme si il y avait eu un moment de la langue où l’on avait pas encore tout à fait décidé de ce qu’était le thé.

Et en faisant des recherches sur la question, on découvre que le flou était encore plus grand que ce qu’on croyait !

Le thé a été introduit en occident au XVIIème siècle. Il était importé de Chine, et, pendant longtemps, les occidentaux n’ont pas su de quelle plante il s’agissait exactement. Le premier à en faire la description scientifique semble être un Allemand installé au Japon, qui lui donne, en 1712, le nom de Thea japonense. Linné le renomme plus tard Thea sinensis, et distingue deux variétés différentes : Thea veridis et Thea bohea, l’une pour le thé vert et l’autre pour le thé noir, pensant qu’il s’agissait là de deux espèces différentes.

En 1818, le nom change à nouveau, et est réuni avec le genre Camellia, lui donnant sa forme définitive et usitée jusqu’à ce jour : Camellia sinensis. Les deux espèces proposées par Linné s’avèrent n’être en réalité que des variétés. Il aura fallu plus d’un siècle pour que les scientifiques se mettent d’accord sur ce qu’était exactement la plante.

La confusion était d’ailleurs répandue. Lorsque les Français essayèrent d’introduire la culture du thé dans les Antilles, ils importèrent des graines d’une espèce Camellia qui n’était pas la bonne, et qui se révéla impropre à la consommation.

La classification scientifique a beau avoir été faite, on trouve toujours d’autres noms pour désigner le Camellia sinensis. Entre autre : « Thea viridis, Thea sinensis, Thea bohea, Camellia theifera, Camellia thea, and Camellia bohea » (1)

La consultation des dictionnaires classiques nous permet d’y voir un peu plus clair.

Le Littré nous permet de voir la situation au XIXème, c’est-à-dire au plus près du moment où Proust a écrit. Le mot thé désigne alors :

1. arbrisseau (Thea sinensis)
2. nom donné à la feuille
3. infusion des feuilles du thé
4. collation du soir dans laquelle on sert du thé (sens très employé chez Proust)
5. Thé suisse : mélange de plusieurs espèces de plantes aromatiques
6. Thé d’Europe, la véronique officinale. Thé de France, la sauge, la mélisse officinale. Thé des Norvégiens, la ronce du Nord. Thé du Canada, gaultheria procumbens, L. éricacées.
Thé du Paraguay, espèce de houx nommé aussi maté, ilex paraguaiensis. (2)

Le dictionnaire de l’Académie française nous donne une précision intéressante sur le mot thé dans le sens de collation. Si le mot « thé » dans le sens d’arbrisseau apparaît dès la seconde édition (1718), le sens de collation n’apparaît que dans la cinquième édition (1798). L’entrée note : « On appelle Thé, depuis quelques années, une espèce de collation, dans laquelle on sert du thé, et qui sert d’occasion pour réunir le soir une société nombreuse. Donner un thé. Il y a thé chez Madame une telle. Je suis invité à un thé. »

Puisque l’édition précédente (la quatrième, parue en 1762) ne comporte pas ce paragraphe, l’expression « depuis quelques années » nous permet de dater l’apparition de la pratique : le mot s’est développé entre 1762 et 1798.

En 1835, toujours selon l’Académie, le mot « thé » prend un sens supplémentaire : « se dit également de L’infusion de thé. Boire du thé. Prendre du thé. Prendre une tasse de thé. Offrir, verser du thé. » Mais on y trouve également le synonyme de tisane : « Thé de Suisse, ou Thé suisse, Mélange de plusieurs espèces de plantes aromatiques recueillies dans les Alpes, et que l’on conserve coupées et desséchées, pour en faire des infusions médicinales. »

La huitième édition (1935), la plus récente pour ce mot, comporte les différents sens :
1. arbrisseau
2. les feuilles de celui-ci
3. l’infusion faite à partir de ces feuilles
4. par extension la réception mondaine de fin d’après-midi (3)

Le Trésor de la langue française lève le mystère sur la façon dont le mot thé s’est mis à désigner également une tisane. Il donne la définition B. 1. a :
« Plante ou mélange de plantes dont on fait une boisson ressemblant au thé par son aspect, ses propriétés ou son mode de préparation. »

Lorsqu’on regarde les différents exemples, on constate que le mot s’est propagé par un procédé de synecdoque : il désigne d’abord la plante, puis la boisson, puis n’importe quelle boisson infusée. (4)

Conclusion : le mot thé a mis du temps à trouver son contenu tel qu’il est utilisé aujourd’hui. Ce n’est qu’au début du vingtième siècle que tous ses sens sont stabilisés : il aura fallu trois siècle pour qu’on sache ce qu’est le « thé ». Ça n’est d’ailleurs qu’en 1932 que le législateur français prendra la peine de définir précisément ce qu’on peut vendre sous le terme de « thé » :

« Il est interdit de détenir en vue de la vente, de mettre en vente ou de vendre sous le nom de « thé » avec ou sans qualificatif, un autre produit que celui constitué par les feuilles ou extrémités de jeunes tiges de Thea Chinensis, en bon état de conservation, convenablement préparées, séchées et roulées et n’ayant subi aucun retranchement de leurs principes utiles. » (5)

(A suivre : et en Chine, était-ce plus simple ?).

Notes

(1) Laura C. Martin, A History of Tea, ch. 1

(2) https://www.littre.org/definition/th%C3%A9

(3) Les différentes versions de la définition dans le dictionnaire de l’Académie française sont consultables sur : https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A8T0508

(4) Trésor de la Langue Française Informatisé (TLFI) : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm

(5) Décret du 7 octobre 1932, pour l’application de la loi du 1er août 1905
https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000006537775/

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