Homère ne parle pas de thé dans l'Iliade. C'est normal, puisqu'on date son œuvre du huitième ou septième siècle avant JC, et que le thé n'a vraiment pris son essor en Chine que sous les Tang au huitième siècle après JC, et qu'il faudra encore près de mille ans pour qu'il arrive en Europe. Mais j'ai relevé 55 mentions d'un autre breuvage dans cet ouvrage. Or, dans la culture chinoise, le thé lui est souvent substitué, à tel point qu'on le servait dans les mêmes coupes chez les Tang. L'étude de cette boisson chez Homère peut probablement nous éclairé sur la fonction symbolique de cette boisson ou du thé dans une culture plus ancienne et archaïque. Il s'agit du 'vin', mentionné directement 37 fois. Homère en parle aussi indirectement avec les 'libations' (8 mentions), les coupes (9 mentions) et l'ambroisie (2 mentions).
Voici quelques passages représentatifs:
1. Chant I, Vers 470: "Lors donc qu'on a chassé la soif et l'appétit, les jeunes gens remplissent jusqu'au bord les cratères, puis à chacun, dans sa coupe, ils versent de quoi faire libation aux dieux. Et, tout le jour, en chœur, les fils des Achéens, pour apaiser le dieu, chantent le beau péan et célèbrent le Préservateur."
Commentaire: Le mot 'cratère' revient souvent dans le texte et il convient de définir ce qui est un objet chez les Grecs (et non la trace de l'impact d'un objet tombé sur le sol). Le cratère est large bol, souvent métallique, dans lequel on mélange le vin et l'eau. Il est plus qu'intéressant de noter que ce mélange a lieu dans un cadre religieux, après avoir chassé la soif et pour rendre hommage à Apollon (le Préservateur). Pourquoi mélangeait-on le vin à l'eau chez les Grecs? Mes recherches proposent plusieurs raisons:
a. Ce serait pour désinfecter l'eau ou la rendre plus agréable à boire. Dans ce contexte religieux, cette explication ne tient pas debout. Les jeunes gens ne boivent pas par soif, mais pour exécuter un rite.
b. Une autre explication dit simplement que boire du vin non dilué serait 'barbare', c'est-à-dire non civilisé. Cette explication va dans le sens de Nietzsche qui fait une distinction entre Dionysos, le dieu du vin et de l'ivresse et Apollon qui représente l'ordre et la raison. Faire un mélange des deux, c'est essayer de concilier ces deux pôles antagonistes. Mais l'éclairage de René Girard est probablement encore plus parlant. En effet, dans mes derniers articles, j'ai montré comment, selon Girard, la violence et le sacré sont liés. Le fait religieux est la tentative archaïque de l'homme de canaliser la violence qui nait lors des crises de désir mimétique. Or, il est très facile de comprendre que des fortes doses de vin ont souvent provoqué des bagarres parmi les hommes ivres dans l'antiquité. En désinhibant les désirs, le vin peut servir de catalyseur aux crises. Le vin est donc dangereux, 'barbare' et la solution est que la religion s'en empare pour mieux réguler son emploi (de préférence quand on n'a plus soif) et d'abaisser son degré d'alcoolémie en le mélangeant avec de l'eau!
2.et 3.
Chant I, Vers 584 et 593: "il (Héphaestos) met la coupe à deux anses aux mains de sa mère (Héré)" (...) "elle reçoit la coupe que lui offre son fils. Lui, cependant, à tous les autres dieux, va sur sa droite versant le doux nectar, qu'il puise dans le cratère."
Commentaire: Dans ce passage, les dieux agissent comme les hommes avec le vin. Eux aussi mélangent leur nectar et le boivent en fin de banquet. Il y a à la fois "brusquement un rire inextinguible (qui) jaillit parmi les Bienheureux" qui fait penser à l'ivresse dionysiaque, mais aussi un bonheur raffiné, civilisé où 'leur cœur n'a pas à se plaindre du repas (...) ni de la cithare, superbe, que tiennent les mains d'Apollon, ni des Muses, dont les belles voix résonnent en chants alternés."
La grille de lecture girardienne nous permet de remarquer une imitation mimétique entre hommes et dieux. Pour donner envie aux hommes de se comporter de manière civilisée, le récit leur montre une telle scène chez les dieux afin de stimuler leur désir d'imitation.
4. Chant II, vers 342 "Au feu alors tous les desseins, tous les projets des hommes, et le vin pur des libations, et les mains qui se sont serrées, tout ce en quoi nous avions foi!"
Commentaire: Le vin est clairement sacralisé dans ce passage. Son importance ne provient pas du plaisir qu'on en tire, mais de sa fonction lors des cérémonies d'offrandes aux dieux. En théorie, la libation consiste à répandre un liquide (huile ou vin) à l'intention d'une divinité. Dans des temps plus reculés, le liquide de la discorde, le vin, était certainement répandu par terre afin d'empêcher l'ivresse des hommes. D'ailleurs, certaines religions ont effectivement décrété le vin et tout alcool comme interdits. Le mélange avec de l'eau par les Grecs fut une approche plus pragmatique pour relâcher la pression sur l'interdit.
On remarquera aussi le lien entre le symbole de non-violence que sont des mains serrées et le sacré des libations. Le vin sacré est lié à la paix.
5. Chant III, vers 246: "Les hérauts cependant portent par la ville ce qui doit servir au pacte royal, deux agneaux, et, dans une outre de peau de chèvre, le vin joyeux, fruit de la terre. Le héraut Idée porte, lui, un brillant cratère, ainsi que des coupes d'or."
Commentaire: L'adjectif 'joyeux' rappelle la face dionysiaque du vin. Ici, ce pacte doit permettre de trouver une solution au conflit entre les Grecs et les Troyens. De causeur de troubles, le vin devient faiseur de paix par l'intermédiaire du religieux. Quant aux agneaux, ils remplacent les sacrifices humains. Leur chair étant particulièrement succulente, elle devait être l'objet de convoitise et de rivalités. C'est probablement pourquoi l'agneau peut remplir cette fonction sacrificielle, comme le vin, à mon avis, en appliquant une analyse girardienne.
6. Chant III, vers 270: "Ils (les hérauts) font dans le cratère le mélange du vin, et ils versent l'eau sur les mains des rois."
Commentaire: La suite du texte nous décrit en détail la cérémonie qui scelle ce pacte lors duquel les agneaux sont tués. Toute cette cérémonie a pour but de faire respecter la parole donnée en y associant les dieux. "Châtiez les parjures à un pacte" est l'injonction aux dieux. C'est encore plus explicite dans la prochaine citation.
7. Chant III, vers 298: ""Ô Zeus, très glorieux, très grand! et vous tous, dieux immortels ! quel que soit celui des deux peuples qui le premier viole ce pacte, tout comme je répands ce vin, que soit répandue à terre la cervelle de tous les siens, pères et enfants, tandis que leurs femmes subiront un maître étranger!""
Commentaire: Pour cette cérémonie solennelle, la libation consiste bien à répandre le vin par terre et non à le consommer. Mais l'histoire de l'Iliade montrera que ce pacte sera rompu, mais par la faute d'une déesse, Aphrodite. Or, les dieux ne sont pas tenus par les pactes des hommes...
8. Chant IV, vers 48: "Jamais mon autel n'y manque d'un repas où tous ont leur part, des libations ni du fumet de graisse qui sont notre apanage à tous."
Commentaire: Zeus explique à Héré qu'il n'a pas de raison d'en vouloir aux Troyens, car ils l'honorent comme il se doit avec repas, vin et graisse. Ce récit incitait les Grecs à la piété et aux respect des rites envers les dieux afin d'obtenir leurs faveurs.
9. Chant IV, vers 158: "Non, le pacte juré n'est pas encore réduit à rien, pas plus que le sang des agneaux, le vin pur des libations, les mains qui se sont serrées, tout ce en quoi nous avions foi!"
Commentaire: Cette phrase fait référence au pacte royal du chant III. Pour Agamemnon, les Troyens sont les bénéficiaires actuels du pacte rompu, mais ils devront en payer le prix ultime et leur défaite est quasi certaine, même si la guerre durera encore longtemps!
10. Chant IV, vers 257: "Idoménée, il n'est personne que je prise autant que toi, parmi les Danaens aux prompts coursiers, que ce soit à la guerre ou à toute autre tâche - ou même au festin, quand les chefs argiens mélangent dans les cratères un vin d'honneur aux sombres feux. Alors, si tous les autres Achéens chevelus boivent la part qui leur est faite, ta coupe à toi, comme ma propre coupe, est toujours tenue pleine, de façon que tu puisses boire aussi souvent que ton cœur t'y invite."
Commentaire: Dans ce passage, il n'est pas question de libations, mais de vin consommé lors d'un festin. Il est intéressant de noter que ce sont les chefs qui officient au mélange du vin et de l'eau dans les cratères. Le vin n'est donc pas une boisson comme une autre, même quand elle est simplement bue lors d'un festin. De plus, les chefs distribuent à chaque homme la part qui lui revient, mais les plus méritants ont droit à plus. C'est au chef qu'incombe la responsabilité du partage au mérite.
11. Chant IV, vers 347: ""Vous avez plaisir à manger des viandes rôties et à vider des coupes de vin délicieux, tout autant que vous en voulez: et maintenant vous verriez volontiers dix colonnes achéennes passer devant vous, pour aller se battre, le bronze implacable à la main!""
Commentaire: Agamemnon utilise l'adjectif 'délicieux' de manière ironique. Il accuse Ménesthée et Ulysse de s'adonner aux plaisirs de la table et d'en négliger leurs devoirs guerriers. En insistant sur le fait qu'eux peuvent boire autant qu'ils le veulent, ce qui n'est pas le cas des soldats ordinaires (cf. note précédente), Agamemnon veut mettre le peuple de son côté en suscitant la jalousie, puisque les soldats ont le désir mimétique de pouvoir boire autant que les héros.
12. Chant V, vers 342: "c'est l''ichôr', tel qu'il coule aux veines des divinités bienheureuses, ne mangeant pas le pain, ne buvant pas le vin aux sombres feux, elles n'ont point de sang et sont appelées immortelles.
Commentaire: Ce passage semble en contradiction avec les mentions 2 et 3 où les dieux boivent également une boisson puisée dans un cratère et dont les effets sont les mêmes que le vin pour les hommes. Or, une relecture attentive nous permet de comprendre la subtilité lexicale des Grecs. En effet, si les dieux ne boivent pas de vin (comme les mortels), ils boivent un 'nectar' qu'on appelle aussi 'ambroisie'. C'est cela qui permet à Homère de dire que les Grâces ne boivent pas de vin.
13. Chant V, vers 772: "Autant d'espace brumeux se laisse embrasser du regard par l'homme assis sur une guette qui surveille une mer aux teintes de lie de vin".
Analyse: Nous avions déjà vu Au Bord de l'Eau que le thé pouvait aider à définir une couleur. Homère utilise ce même procédé pour décrire la couleur inhabituelle de la mer.
14. Chant VIII, vers 185: "Xanthe, Podarge, Ethon, et toi, divin Lampos, voici l'heure venue de me revaloir ces soins qu'à maintes reprises vous a prodigués Andromaque, la fille du magnanime Eétion, en vous servant le doux froment, en mélangeant pour vous le vin, quand votre cœur vous invitait à boire, cela avant de me servir moi-même, moi qui me flatte d'être son jeune et bel époux."
Commentaire: Même entre amis, le vin tient une place importante dans ces attentions qu'on peut prodiguer. De plus, l'aspect cérémonial ne disparait pas. Non seulement c'est Andromaque qui mélange le vin, mais Hector, son mari lui demande de servir ses amis avant lui, ce qui est une grande marque de politesse venant de la part du fils du roi Priam.
15. Chant VIII, vers 229: "Où sont donc allées vos vantardises? Nous étions preux, à nous croire, quand, à Lemnos, vous nous décerniez de vaines louanges, tout en mangeant force filets de bœufs aux cornes droites, en vidant des cratères remplis de vin à pleins bords."
Commentaire: Agamemnon s'emploie à motiver ses troupes pour le combat. Il commence par piquer leur amour propre en leur rappelant qu'ils s'étaient tous vanter de ne faire qu'une bouchée des Troyens lors des dîners avant leur départ. On pourrait y voir une critique du vin, bu à profusion, qui vous fait dire des choses qu'on ne pense pas vraiment. Mais pour Agamemnon, au contraire, ces paroles publiques engageaient chaque convive. In vino veritas diront les Romains. Le vin n'est pas une excuse pour mentir, mais doit être un moyen de sceller un engagement, selon Agamemnon.
16 et 17. Chant VIII, vers 506 et vers 538: "Et munissez-vous aussi de doux vin, et de pains pris dans vos maisons.(...) Ils amènent de la ville des bœufs et de gros moutons - vite ; ils se munissent de doux vin et de pain pris dans leurs maisons"
Commentaire: Pour passer la nuit et garder la plaine après une journée de combats, Hector demande à ses soldats de préparer le repas du soir. Le vin est une récompense et un réconfort incontournable pour les combattants Troyens.
17. Chant IX, vers 175: "Sans tarder, les hérauts versent l'eau sur les mains ; les jeunes gens remplissent jusqu'aux bords les cratères ; puis à chacun dans sa coupe, ils versent de quoi faire libation aux dieux. Les libations finies et la soif satisfaite, les envoyés sortent de la baraque d'Agamemnon, le fils d'Atrée."
Commentaire: On retrouve ici le même rite qu'à la mention #6. On apprend cette fois-ci que lors de cette libation, le vin est bu au lieu d'être répandu par terre (contrairement à la mention #7 qui semble donc être une version plus ancienne ou plus formelle qu'ici.)
18. Chant IX, vers 202: (Achille dit:) "Dispose un plus grand cratère, fils de Ménœtios, et fais un mélange plus fort ; prépare ensuite des coupes pour chacun : ce sont des amis très chers qui aujourd'hui sont sous mon toit."
Commentaire: Achille est le plus fort guerrier dans cette guerre. Il n'est pas étonnant qu'il tienne particulièrement bien l'alcool. Ce passage confirme que le mélange du vin avec de l'eau n'était pas fait selon un ratio constant, mais qu'il était adapté aux circonstances et aux personnes invitées.
19. Chant IX, vers 470 et 490:"force vin se buvait, pris aux caves du vieux (....) il fallait alors que je te prisse sur mes genoux, pour te couper la viande, t'en gaver, t'approcher le vin des lèvres. Et que de fois tu as trempé le devant de ma tunique, en le recrachant, ce vin!"
Commentaire: Le tuteur d'Achille nous révèle cette anecdote sur l'enfance du héros. Elle explique, peut-être, pourquoi Achille tient si bien l'alcool: car il en buvait déjà, enfant!
20. Chant IX, vers 656: "Il dit ; eux, tour à tour, prennent la coupe à deux anses, pour offrir leurs libations, puis s'en vont le long des nefs."
Commentaire: Tout comme à la mention #2, la coupe a deux anses. Or, la première coupe à 2 anses était celle des dieux. Dans ce passage, c'est la coupe qu'Achille passe aux autres héros, Ajax et Ulysse. Cela peut suggérer que ces héros sont presque des dieux, mais les deux passages sont trop éloignés l'un de l'autre pour que l'auditeur moyen fasse le rapprochement. L'explication plus logique était que les coupes à deux anses étaient le style le plus fréquent. Or, si l'on considère les cérémonies religieuses comme des moyens pour canaliser et réduire la violence (selon Girard), alors 2 anses sont logiques. En effet, ces deux anses obligent de tenir la coupe avec les deux mains. Cela empêche de garder une arme cachée dans une main (placée derrière le dos, par exemple). Faire les gestes de cérémonie avec deux mains visibles est une manière de se montrer inoffensif et paisible.
21. Chant IX, vers 705: "Pour l'heure, allez dormir ; vos cœurs ont pu se satisfaire de pain, de vin ; là sont la fougue et la vaillance."
Commentaire: La complémentarité du pain et du vin remonte est bien plus ancienne que la Cène de Jésus et des apôtres la veille de sa crucifixion.
22. Chant X, vers 579: "Après quoi, bien baignés, largement oints d'huile, ils s'assoient pour dîner, et puisant au cratère plein, ils offrent à Athéné des libations de doux vin.
Commentaire: Ici, la libation fait partie du repas. Elle nous fait penser au 'loyal toast', cette tradition britannique toujours en vogue qui consiste à offrir le premier toast des repas officiels, avant le dessert, à la santé du monarque.
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