Sunday, November 17, 2024

Les boissons dans 'La faute de l'abbé Mouret', Emile Zola

Ce cinquième livre de la saga des Rougon-Macquart se distingue des autres par la pauvreté de Serge, l'abbé Mouret, fils de Marthe, et de sa soeur Désirée. Si l'objet de cette saga est celui d'une famille qui fait fortune au XIXe siècle, le jeune abbé et sa soeur vivent très chichement aux Artaud, une petite bourgade provençale qui ne vit que d'agriculture sur une terre aride. La richesse de cet abbé est peut-être spirituelle, tandis que celle de sa soeur est de vivre heureuse. Pour son premier poste, l'abbé arrive avec tout l'enthousiasme de sa vocation. Mais Zola montre que cette dévotion excessive conduit à la folie, puis à une faute, presqu'un crime. Et pour grossir le trait de cet abbé tourmenté qui ne vit que par l'amour de Dieu, Zola nous montre sa soeur, éternelle enfant, bloquée dans son développement cognitif, qui ne est pleine de gaieté auprès de ses animaux de basse-cour. Le contraste ne saurait être plus grand!

Voyons quelles boissons nous trouvons dans ce livre qui se déroule aussi, en partie, au Paradou, un paradis de verdure. C'est là que Serge vivra son idylle avec Albine jusqu'à ce qu'il commette la 'faute' annoncée dans le titre du roman.

La boisson la plus mentionnée, 16 fois, est le vin, plus une fois la piquette. On la retrouve à la messe et chez les pauvres paysans des Artaud. Les 2 prochaines boissons contrastent fortement avec les alcools et cafés bus dans les autres romans: le lait, 9 mentions et l'eau avec 7 mentions. Ces 2 boissons de pureté, de virginité vont bien avec les 3 personnages principaux de ce roman: Serge, Désirée et Albine (dont l'éthymologie signifie 'blanc'). On trouve 2 fois 'café', une fois 'anisette' et une fois 'bière'. Mais on trouve aussi des mots inattendus et poétiques.


Livre 1, chapitre XVIII, page 104

"Oui, tout son mal venait de ce rire qu'il avait bu."

Livre 2, chapitre V, page 124

"Ce jardin, qu'il ignorait la veille, était une jouissance extraordinaire. Tout l'emplissait d'extase (...) Son corps entier entrait dans la possession de ce bout de nature, l'embrassait de ses membres ; ses lèvres le buvaient, ses narines le respiraient ; il l'emportait dans ses oreilles, il le cachait au fond de ses yeux. C'était à lui."

Livre 2, chapitre VI, page 131

"Ce sont eux (NDLR: tes cheveux) qui gardent ton parfum, qui me livrent ta beauté assoupie, toute entière entre mes doigts. Quand je les baise, quand j'enfonce ainsi mon visage, je bois la vie."

Livre 2, chapitre VII, page 137

"Des daturas trapus élargissaient leurs cornets violâtres, où des insectes, las de vivre, venaient boire le poison du suicide."

Livre 3, chapitre VIII, page 236

"Je goûtais tes baisers. Je me retenais pour ne pas rire. J'avais une haleine régulière que tu buvais." 

Livre 2, chapitre IX, page 146

"Des pruniers vénérables, tout chenus de mousse,grandissaient encore pour aller boire l'ardent soleil, sans qu'une seule de leurs feuilles pâlit."

Livre 3, Chapitre XIV, page 267

"Avoir bu le soleil de toute une saison, avoir vécu toujours en fleurs, s'être exalté en un parfum continu, puis s'en aller au premier tourment, avec l'espoir de repousser quelque part, n'était-ce pas une vie assez longue, une vie bien remplie, que gâterait un entêtement à vivre davantage?"

Commentaire: Ces boissons inhabituelles, le rire, le jardin, la vie, le poison, l'haleine et le soleil ont comme point commun la passion romantique. Ces mentions apparaissent principalement au livre 2, lors de l'idylle de Serge et d'Albine. Par ces images, Zola montre la confusion des sens des jeunes gens amoureux. Autre exemple à la page 177: "Tous ses sens la buvaient." Leur amour contient se nourrit de la vie de la nature (jardin, soleil), mais contient aussi la mort (poison). Chez Zola, l'amour passionné finit souvent mal. On se rappelle que dans la Fortune des Rougon, Silvère et Miette connurent une fin tragique. La tante Dide finit folle aussi.

Revenons à quelques mentions intéressantes du mot vin:

Livre 1, chapitre II, page 31
"Et, se signant avec le calice, portant de nouveau la patène sous son menton, il prit le précieux Sang, en trois fois, sans quitter des lèvres le bord de la coupe, consommant jusqu'à la dernière goutte le divin Sacrifice."

Commentaire: Le vin consacré par l'abbé s'est transformé en "précieux Sang" issu du "divin Sacrifice". Il est intéresant de noter que, comme pour la dégustation du thé chinois, le vin est bu en trois fois! Ce rituel catholique continue à la page suivante: 

"Désiré resta un instant debout, toute heureuse du petit monde qu'elle portait, regardant Vincent verser le vin de la purification, regardant son frère boire ce vin, pour que rine des saintes espèces ne restât dans sa bouche. Et elle était encore là, lorsqu'il revint tenant le calice à deux mains, afin de recevoir sur le pouce et sur l'index le vin et l'eau de l'ablution, qu'il but également."

Commentaire: Dans ce texte on voit la complémentarité du vin et de l'eau dans la religion. L'eau sert la purification, mais peut-être aussi de coupe-vin pour ne pas conduire les fidèles (et le prêtre) à l'ivresse. Cela me fait penser à la tradition des Grecs dans l'Iliade et l'Odysséek de mélanger le vin et l'eau. Ici, l'eau vient après, mais l'effet est le même.
Livre 1, chapitre VIII, page 54-55
"Ça ne va pas nous empêcher de boire un coup.
Il servit une bouteille et trois verres, sur une vieille table, qu'il sortit, à l'ombre. Les verres remplis jusqu'à bord, il voulut trinquer. Sa colère se fondait dans une gaieté goguenarde.
- Ça ne vous empoisonnera pas, monsieur le curé, dit-il. Un verre de bon vin n'est pas un péché... Par exemple, c'est bien la première fois que je trinque avec une soutane, soit dit sans vous offenser. Ce pauvre abbé Caffin, votre prédécesseur, refusait de discuter avec moi... Il avait peur."

Commentaire: L'opposition entre Serge l'abbé et Jeanbernat le philosophe n'est pas qu'une opposition des idées de la religion aux idées des Lumières. C'est un affrontement sur l'art de vivre, et notamment l'art de boire du vin. Le philosophe insiste sur la qualité gustative du vin, car son but est de jouir de la vie, et il n'hésite pas à remplir les verres à ras bord. Mais il reste raisonnable et parle de ne boire qu'un verre de bon vin.

Livre 1, chapitre XIV, page 87
"Et lui, se promenait dans ce jardin, à l'ombre, au soleil, sous l'enchantement des verdures ; lui, soupirait après l'eau de cette fontaine; lui, habitait le bel intérieur de Marie, s'y appuyant, s'y cachant, s'y perdant sans réserve, buvant le lait d'amour infini qui tombait goutte à goute de ce sein virginal."

Commentaire: Ce court passage provient d'une longue description des divagations mystiques de l'abbé Mouret. Zola montre avec la folie de l'abbé que l'abstinence sexuelle des prêtres les rend fous. D'abord, ils se tournent vers Marie pour du réconfort, mais sa beauté et ses attributs féminins ravivent la tension sexuelle. C'est pourquoi, à la fin du roman, l'abbé se tournera vers Jésus et s'identifiera à ses souffrances lors de la passion. 
Livre 3, chapitre V, page 215
"Tout le monde passa dans la chambre. L'usage voulait que le curé y bût le vin qu'on lui avait versé. C'était là ce qu'on appelait bénir la chambre." (des mariés)

Commentaire: Coutume pittoresque Provençale (ou Française?) La bénédiction de la chambre nuptiale par le curé consiste à y boire un verre de vin. Ici, le vin provient d'une dame-jeanne, c'est à dire d'une barrique de 50 litres de vin ouverte pour la célébration du mariage.

Conclusion: Dans ce roman, les boissons et leur symboliques jouent un rôle particulièrement important. Zola  critique l'église et de l'abstinence sexuelle des prêtres au travers d'un abbé un peu caricatural dans sa dévotion, surtout pour le lecteur de 2024. Par contre, l'innocence et la liberté des jeunes femmes, Albine et Désirée, symbolisées par l'eau et le lait, semble très contemporaine. 


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